12 février 2023 | Massimo Introvigne | Bitter Winter

Le concept de lavage de cerveau a été démystifié comme une pseudo-science par les spécialistes des nouveaux mouvements religieux, dès le 20e siècle. Il revient maintenant au Japon.

La nouvelle loi japonaise sur les dons comprend un article 3.1 très problématique, qui mentionne la possibilité que les dons soient obtenus en « supprimant le libre arbitre » des donateurs.

Les médias japonais ont expliqué comment ces termes ont été inclus dans la loi. Selon un compte-rendu, alors que la loi était en cours de discussion, « certains partis d’opposition et des avocats ont demandé une clause qui permettrait d’annuler les dons et de punir les membres d’organisations suspectes, au cas où l’argent était versé à la suite d’un ‘lavage de cerveau’. En réponse à ces requêtes, l’administration [du Premier ministre] Kishida a décidé d’intégrer une clause stipulant que les groupes ‘ne doivent pas supprimer le libre arbitre des donateurs…’ »

Je vois ici une confirmation de mon sentiment initial que le Japon voulait introduire dans sa législation un concept similaire à celui, discrédité, de « lavage de cerveau ». La question est de savoir s’il est réellement possible, dans le cadre d’un dialogue entre une personne religieuse sollicitant un don et le donateur potentiel, de « supprimer le libre arbitre » de ce dernier. J’exclurais le cas où les donateurs sont mentalement incapables, car alors leur volonté n’est pas « libre », généralement parlant, et il n’y a donc pas de libre arbitre à supprimer.

Si nous parlons d’individus normaux et mentalement compétents, la question du « lavage de cerveau », tel qu’il serait pratiqué par les mouvements religieux, a été l’une des plus débattues parmi les spécialistes des religions. Une majorité écrasante d’entre eux a conclu, déjà au siècle dernier, que le lavage de cerveau est une théorie pseudo-scientifique, utilisée pour discriminer les minorités religieuses impopulaires.

En des époques anciennes, on affirmait que certaines religions étaient tellement étranges qu’aucune personne saine d’esprit ne pourrait s’y convertir. On suspectait donc que les convertis avaient été ensorcelés par l’usage de la magie noire. Cette théorie a été utilisée contre les hérétiques dans l’Europe médiévale et au début des temps modernes. En Chine, elle l’a été contre les mouvements qualifiés depuis le Moyen Âge de « xie jiao » (« enseignements hérétiques », souvent traduits aujourd’hui par « sectes maléfiques ») et, plus tard au Japon, contre les chrétiens. Au XIXe siècle, la magie noire a été secularisée sous le nom d’hypnotisme. On a prétendu par exemple que les mormons obtenaient leurs convertis en les hypnotisant.

L’expression « lavage de cerveau » a été inventée par la CIA pendant la guerre froide, pour sa propagande contre la Chine et l’Union soviétique. Edward Hunter, un agent de la CIA, qui avait un emploi de couverture comme journaliste au Miami Daily News, a créé l’expression « lavage de cerveau » en 1950. Il affirmait qu’il s’agissait d’une technique mystérieuse que les Soviétiques et les Chinois utilisaient pour transformer des citoyens « normaux » en fanatiques communistes.

Ironiquement, alors que les vives controverses des premières années de la guerre froide s’étaient apaisées, au cours des décennies suivantes, des psychiatres de gauche et des communistes ont utilisé l’expression « lavage de cerveau » pour attaquer non pas le communisme, mais la religion. Ils affirmaient que la plupart des conversions religieuses étaient inexplicables sans postuler qu’une sinistre technique de manipulation mentale était à l’œuvre.

Dans son ouvrage publié en 1957, intitulé « Battle for the Mind », le psychiatre William Sargant soutenait que toutes les religions avaient recours au lavage de cerveau, tout en désignant le christianisme comme l’exemple le plus flagrant. Dans les décennies suivantes, qui virent la croissance du mouvement antisectes, des militants antisectes tels que la psychologue américaine Margaret Singer affirmèrent que toutes les religions ne recourent pas au lavage de cerveau. Les seules qui le font sont des « sectes », tandis que les « religions » légitimes, elles, ne lavent pas le cerveau de leurs adeptes.

De vives controverses ont suivi, tant dans les milieux universitaires que devant les tribunaux. La plupart des spécialistes des religions ont accusé Singer et ses partisans de fraude intellectuelle. Ils soutenaient que ce qui déplaisait aux militants antisectes, ce n’étaient pas les techniques de persuasion de certains mouvements religieux, mais leurs doctrines. Comme ces derniers ne pouvaient attaquer les doctrines devant les tribunaux des pays démocratiques, ils commencèrent à prétendre que les mouvements qu’ils ciblaient nuisaient à leurs adeptes en leur faisant subir un lavage de cerveau, une accusation manifestement plus laïque que religieuse.

Eileen Barker, qui a fondé l’étude scientifique moderne des nouveaux mouvements religieux, a récemment écrit que « ceux qui utilisent le concept de lavage de cerveau jugent souvent le résultat plutôt que le processus par lequel il est atteint. Ce qu’ils soutiennent, en fait, c’est qu’il est difficile d’accepter qu’on puisse parvenir à ce résultat de son plein gré ».

Barker avait également démontré, dans son étude pionnière sur l’Église de l’Unification, publiée en 1984, que le pourcentage de convertis parmi les personnes approchées par le mouvement du révérend Moon, et le pourcentage de ceux qui le quittent spontanément après quelques années, étaient similaires à ceux des religions classiques, et relativement faibles. Ces données contredisent la théorie, remise au goût du jour au Japon, selon laquelle l’Église de l’Unification est capable de « supprimer le libre arbitre » de ses « victimes ».ç

Ce sont les universitaires qui ont finalement gagné la bataille, en démontrant qu’il n’y avait pas de « lavage de cerveau » ni de suppression du libre arbitre. Dans la plupart des pays démocratiques, les tribunaux ont rejeté les théories du lavage de cerveau. En Italie, la Cour constitutionnelle a éliminé en 1981 l’article du Code pénal sur le « plagio » (un crime similaire au « lavage de cerveau », introduit dans le droit italien par le régime fasciste). Aux États-Unis, la décision « Fishman », rendue en 1990 par la Cour de district des États-Unis pour le district nord de la Californie, a effectivement mis fin à l’utilisation des théories du lavage de cerveau contre les nouveaux mouvements religieux. Dans le monde universitaire, comme l’a indiqué William Ashcraft en 2018, dans un manuel sur l’étude académique des nouveaux mouvements religieux qui fait autorité, l’infime minorité d’universitaires croyant au « lavage de cerveau » et soutenant le mouvement antisectes s’est coupée du domaine des études religieuses et a créé une branche dissidente d’« études de sectes », lesquelles ne sont pas considérés comme une partie légitime de l’étude scientifique des religions par la plupart des universitaires.

La France fait exception en raison de sa forte tradition laïque. Mais même dans ce pays, lorsqu’une loi contre les « sectes » a été adoptée en 2001, les protestations généralisées d’universitaires, de grandes religions et de juges de haut rang ont persuadé le Parlement d’abandonner les références à la « manipulation mentale » contenues dans le projet initial. On a cependant, regrettablement, conservé la mention d’un état de « sujétion psychologique » qui pourrait affecter certaines « victimes ».

Comme Susan Palmer et d’autres chercheurs l’ont démontré, l’application de la loi française s’est avérée forte avec les faibles et faible avec les forts. Des dirigeants de petits groupes, n’ayant pas les moyens de mobiliser les meilleurs avocats ou experts, ont été condamnés et emprisonnés. Mais des organisations plus importantes ont pu résister, et persuader les tribunaux que l’affirmation selon laquelle les mouvements religieux peuvent supprimer le libre arbitre de leurs adeptes par des techniques puissantes n’est qu’un mythe pseudo-scientifique.

Sans surprise, des militants antisectes japonais ont suggéré que le Japon suive le mauvais exemple de la France et de sa loi de 2001, plutôt que l’exemple vertueux des États-Unis ou d’autres pays ayant une tradition plus solide de liberté religieuse.

Est-il possible de « supprimer le libre arbitre » des convertis, des croyants ou des donateurs par des techniques de « lavage de cerveau », de « manipulation mentale » ou bien de « vente spirituelle » ? L’écrasante majorité des chercheurs qui ont étudié sérieusement les nouveaux mouvements religieux répond par la négative. La référence à la suppression du libre arbitre dans la nouvelle loi japonaise ne fera que créer de la confusion et des litiges sans fin, et elle menacera gravement la liberté religieuse.