29 juin 2023 | Mosaic Magazine
Les Juifs quittent l’Europe de plus en plus rapidement. Entre 1970 et 2020, la population juive de l’Union européenne a diminué de 16 %, l’émigration jouant un rôle important. De 2015 à 2019, le nombre d’immigrants en Israël en provenance de Belgique, des Pays-Bas et des pays nordiques était 50 % plus élevé qu’il ne l’était quinze ans auparavant, selon une étude de l’Institute for Jewish Policy Research. En France, en Allemagne, en Autriche et en Grèce, il était 2,5 fois plus élevé. En Italie et en Espagne, il est cinq fois plus élevé.
Face à cette sombre tendance, on pourrait penser que les dirigeants européens feraient tout leur possible pour garantir les droits et le bien-être de la population juive du continent. Or, à bien des égards, c’est le contraire qui s’est produit. Ces dernières années, la shechita, la méthode d’abattage prescrite par la loi juive, a été menacée, non seulement par des majorités populaires, mais aussi par les décisions de juges qui se considèrent comme les défenseurs des valeurs européennes et des droits des minorités.
Qu’est-ce qui se cache derrière ces mouvements ? Comme le suggère Eric Mechoulan, ils reflètent en partie une hostilité de longue date à l’égard de la pratique juive, alimentée par l’héritage historique du christianisme. Pourtant, la cause la plus immédiate pourrait être tout autre : la perte de l’identité chrétienne du continent. En effet, avec le recul du christianisme, un mouvement s’est développé pour donner à la vie culinaire une signification morale qui va à l’encontre du christianisme et du judaïsme.
L’abattage casher a été remis en question en partie à cause des inquiétudes liées à l’intégration des musulmans, qui ont conduit à des demandes d’interdiction de l’abattage halal et de l’abattage casher. Mais la question de l’abattage casher mérite d’être examinée dans ses propres termes, en partie parce que l’opposition moderne à cette pratique est plus ancienne que ces récentes controverses et qu’elle est susceptible de les dépasser.
En 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a statué que la viande abattue conformément à la loi juive ne pouvait pas être étiquetée comme biologique, car l’abattage casher ne garantissait pas que la souffrance avait été « réduite au minimum pendant toute la durée de vie de l’animal, y compris au moment de l’abattage ». Le tribunal a approuvé la pratique de l' »étourdissement », un euphémisme qui décrit tout ce qui va du perçage de la tête d’une vache avec un boulon métallique au gazage d’un porc, en passant par l’électrocution d’un poulet. L’abattage casher, en revanche, consiste à couper rapidement le cou de l’animal à l’aide d’une lame tranchante maniée par un spécialiste formé à la loi juive.
Dans son avis, la Cour a cité un règlement selon lequel « le bien-être des animaux est une valeur de l’Union européenne ». Bien que le jugement de la Cour soit relativement limité, sa logique sous-jacente est d’une grande portée. Si l’abattage casher ne garantit pas le bien-être des animaux et que le bien-être des animaux est une valeur de l’UE, alors la pratique de la foi juive est à cet égard incompatible avec le fait d’être européen.
En 2020, la Cour a poursuivi cette logique en confirmant les lois belges interdisant l’abattage casher. Elle a justifié sa décision en notant que le bien-être des animaux était « une valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance croissante depuis un certain nombre d’années ». La Cour a affirmé que les lois belges établissaient un équilibre approprié entre cette valeur et la protection de la liberté religieuse. Les juges ont supposé avec confiance que les pratiques juives étaient en contradiction avec le bien-être des animaux parce qu’elles étaient en deçà de ce que l’avis décrit comme les méthodes les plus « modernes ».
L’abattage casher est le fruit et le reflet d’une tradition profondément humaine à l’égard des animaux. Les tentatives visant à le dépeindre comme cruel impliquent donc une représentation erronée non seulement d’un acte particulier, mais aussi d’une foi entière. La loi juive prescrit que les animaux, comme les hommes, doivent se reposer le jour du sabbat (Exode 20:10). Elle interdit d’enlever un animal nouveau-né à sa mère pendant les sept premiers jours (Lévitique 22, 27) et prescrit qu’aucun animal ne peut être tué le même jour que sa mère (Lévitique 22, 28). Elle précise qu’il est interdit de museler un bœuf pendant qu’il foule le grain (Deutéronome 25, 4) et prescrit de soulager les animaux surchargés, même s’ils appartiennent à l’ennemi (Exode 23, 5). Les autorités rabbiniques ont même lu un verset du Deutéronome (« J’enverrai de l’herbe dans tes champs pour ton bétail, afin que tu manges et que tu sois rassasié ») comme une injonction de nourrir ses animaux avant de se nourrir soi-même.
L’absurdité de l’attitude des juges européens est d’autant plus grande que l’Union européenne tolère les corridas et la chasse, en partie parce que ces pratiques sont considérées comme traditionnelles. L’idée semble être que ces pratiques (que je soutiens pour ma part) sont proprement européennes, alors que l’abattage casher, pratiqué sur le continent depuis des millénaires, ne l’est pas.
Cependant, les juges ont mis le doigt sur un point important en notant que le bien-être des animaux est une préoccupation croissante en Europe. L’opposition à l’abattage casher n’a pas été aussi intense depuis les années 1930 et 1940, lorsque le gouvernement allemand a interdit cette pratique, étendu cette interdiction aux territoires qu’il avait conquis et présenté l’abattage casher en termes très critiques, notamment dans le célèbre film Der Ewige Jude. Hier comme aujourd’hui, les responsables ont formulé leur opposition à l’abattage casher en termes de bien-être animal et de respect de la nature, allant même jusqu’à diffuser des images du dirigeant du pays nourrissant des faons dans la paume de sa main.
L’opposition contemporaine à l’abattage casher diffère considérablement de celle qui a déferlé sur l’Europe au 20e siècle. Dans le premier cas, le « bien-être animal » était invoqué pour justifier une campagne directe et délibérée contre les Juifs. Aujourd’hui, le « bien-être animal » est le mot d’ordre d’un programme de changement culturel plus doux et plus diffus. Il est cité pour justifier une re-spiritualisation de la cuisine, un analogue « progressiste » de la cacherout. Cela représente un défi non seulement pour le judaïsme, mais aussi pour le christianisme.
Il ne faut pas s’étonner de voir se multiplier les tentatives de régulation de la vie culinaire là où le christianisme est attaqué ou en déclin. En effet, le christianisme est exceptionnel – et aux yeux de certains, pervers – parce qu’il insiste sur le fait que ce qui rend un homme pur ou impur n’est pas ce qu’il met dans sa bouche, mais ce qui en sort. Le christianisme a défié à la fois le judaïsme et le paganisme antique en séparant culture et religion dans un processus que l’universitaire français Rémi Brague a appelé la « révolution paulinienne ». Les chrétiens ont insisté sur le fait que ce n’était pas les vêtements qu’un homme portait, la nourriture qu’il mangeait ou l’état de sa chair qui le marquait comme faisant partie du peuple de Dieu, mais son incorporation dans le corps du Christ. Cette insistance s’opposait à l’instinct, partagé par de nombreuses cultures, de considérer la façon dont on mange comme un signe d’appartenance ou non à la communauté.
Ce point de vue chrétien a souvent été exprimé en termes polémiques à l’encontre des Juifs. Par exemple, l’épître de Mathètes à Diognète, un texte chrétien écrit vers la fin du IIe siècle, condamne l’observance de la cacherout et la circoncision comme étant « tout à fait ridicules et indignes d’être remarquées ». Les désaccords entre juifs et chrétiens sur ces sujets ne doivent pas être niés, ni exagérés. Les chrétiens soutiennent que Dieu ne définit pas une manière appropriée de préparer la nourriture (bien que certains aient soutenu que les lois données à Noé devraient s’appliquer). La position chrétienne est donc que l’abattage casher n’est pas nécessaire, et non qu’il est mauvais et devrait être interdit. L’Europe, au nom du bien-être des animaux, prend une direction très différente. Au nom des « valeurs européennes », l’UE énonce un ensemble de règles culinaires qu’elle prétend universellement contraignantes, des règles qui interdisent la pratique juive.
Une telle insistance va à l’encontre de la tradition chrétienne qui, dans le meilleur des cas, prône la tolérance culinaire. Comme l’observe l’épître aux Mathètes dans un passage moins virulent, « les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les coutumes qu’ils observent ». Loin de croire qu’il n’existe qu’une seule façon correcte de manger, les chrétiens suivent « les coutumes des indigènes en ce qui concerne les vêtements, la nourriture et le reste de leur conduite ordinaire ». Les chrétiens ne peuvent pas approuver la justification religieuse de l’observance du kasher. Mais ils ont des raisons tout aussi fortes de rejeter l’attaque actuelle à son encontre.
La soumission au nomos divin est humanisante. Cette vérité s’incarne dans la vie juive d’une manière particulièrement vivante. En effet, l’homme qui respecte la cacherout se souvient à chaque bouchée du Créateur qui lui a donné la vie. Nous, chrétiens, n’adoptons pas toute la portée de la loi juive, mais avec les juifs, nous affirmons que l’obéissance à Dieu nous rend humains. Cette affirmation commune est totalement opposée aux perspectives post-chrétiennes qui célèbrent la nature, l’organique et la tradition sans aucune référence à Dieu. Ces points de vue vénèrent la nature d’une manière qui dénigre l’homme. Ils cherchent à réduire la souffrance animale en restreignant les droits des hommes, et enfin à réduire la souffrance humaine en approuvant l’euthanasie. Ils confirment les paroles d’Osée, qui observait que « ceux qui offrent des sacrifices humains embrassent des veaux ».
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