14 décembre 2022 | Par Massimo Introvigne | Source : Bitter Winter

En plus de la méthodologie douteuse habituelle, le rapport inclut des informations que les MIVILUDES auraient dû savoir être fausses.

Chaque année, tout comme ils reçoivent leur Beaujolais nouveau, un vin rouge vendu quelques semaines après la récolte des raisins, les Français reçoivent leur rapport annuel de la MIVILUDES, la Mission interministérielle gouvernementale de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (notez que le mot « secte » et ses dérivés doivent être traduits en anglais par « cult » et non par « sect »). Cette année, le rapport de la MIVILUDES arrive en novembre, le même mois que le Beaujolais nouveau — mais avec une certaine avance sur celui-ci. On ne peut qu’espérer que la qualité du vin populaire sera meilleure.

Il y a une nouveauté dans le rapport pour 2021, publié en 2022, et ce n’est pas ce que la plupart des médias français ont relevé. Ces derniers ont tous rapporté que le nombre des « saisines », c’est-à-dire les alertes de ceux qui écrivent à la MIVILUDES, ou utilisent un formulaire web, pour dénoncer une « déviance sectaire », sur lesquelles l’agence fonde largement son action, a atteint le chiffre record de 4 020 en 2021, avec une augmentation de 33 % par rapport à 2020 et de 86 % par rapport à 2015.

Ce que les médias n’ont pas rapporté, c’est que le 15 mai 2022, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) a rendu une décision concernant la demande d’un avocat qui avait tenté d’obtenir des copies de toutes les « saisines » reçues par la MIVILUDES depuis 2015 concernant les Témoins de Jéhovah. En s’opposant à la demande de l’avocat, la MIVILUDES a fait valoir que les « saisines » ne sont pas des « rapports » sur des actes répréhensibles spécifiques mais comprennent également de simples commentaires et questions d’autres branches de l’administration française et de simples citoyens.

Bitter Winter avait constamment objecté qu’en général il n’y a pas de vérification que les personnes qui envoient une « saisine » à la MIVILUDES existent, et encore moins qu’elles disent la vérité, et a mentionné le cas d’un universitaire américain qui avait réussi à enregistrer auprès de la mission gouvernementale française une « saisine » signée par Napoléon Bonaparte. Dans le cas de la CADA, la MIVILUDES elle-même a admis que les saisines ne sont pas vérifiées et que le nombre de saisines ne correspond pas au nombre d’incidents dans lesquels quelqu’un accuse les « sectes » de quelque chose de répréhensible.

Pour ceux qui insistent, même après l’affaire CADA, pour prendre les « saisines » au sérieux, le rapport indique en tout cas qu’un très petit nombre de citoyens français ont des questions ou des objections sur les groupes que la MIVILUDES considère comme les plus dangereux. Sur une population française de 65 millions d’habitants, seuls 99 citoyens ont envoyé des « saisines » sur les Témoins de Jéhovah et 33 sur la Scientologie, ce qui n’est pas exactement un « nombre record », même en supposant que toutes ces « saisines » soient authentiques.

Un autre aspect nouveau du rapport 2022 est qu’il comprend les approbations de représentants des grandes religions, qui ont écrit quelques platitudes, peut-être dans l’espoir d’être aidés à faire face à des concurrents gênants et d’éviter d’être eux-mêmes enquêtés sur les omniprésentes « dérives sectaires », et d’« experts » issus du corps médical et du journalisme, dont un seul sociologue, respecté et connu, mais qui n’a jamais été un spécialiste des nouveaux mouvements religieux.

La méthodologie continue à être basée à la fois sur les « saisines » et sur l’attitude discriminatoire traditionnelle des MIVILUDES, ce qui crée un argument circulaire. Certaines activités des « sectes » ne sont pas illégales en droit français, mais puisque les « sectes » sont mauvaises, lorsqu’elles exercent ces activités, elles devraient devenir illégales automatiquement. Par exemple, il est reconnu que les citoyens français protestent souvent contre les abus dans les institutions de santé publique, y compris les hôpitaux psychiatriques, et que certains abus sont réels. Cependant, lorsque les scientologues protestent contre les abus psychiatriques, cela devient une « déviance sectaire » — même s’ils ont raison, ce qui n’a pas vraiment d’importance.

Il est également reconnu que les patients adultes en France ont le droit de refuser tout traitement médical, en contestant les différents avis des médecins. Cependant, lorsque les Témoins de Jéhovah refusent les transfusions sanguines, en se basant sur leur interprétation de la Bible, la MIVILUDES suggère que les médecins peuvent leur refuser le droit de choisir leur traitement médical parce qu’ils sont « sous l’influence indue » (emprise) de leur religion.

« L’omniprésence de la doctrine jéhoviste [adjectif péjoratif jamais utilisé par les Témoins de Jéhovah eux-mêmes] au sein d’un mouvement replié sur lui-même, écrit la MIVILUDES, combinée à une telle ingérence dans le processus de décision médicale, est susceptible de vicier tout consentement du patient », ce qui signifie que les médecins pourraient l’ignorer.

Peut-être la MIVILUDES n’a-t-elle pas réfléchi aux implications. Une femme catholique ou évangélique qui refuse l’avortement pour des raisons religieuses, même si des médecins ou des psychologues le recommandent pour diverses raisons, est également soumise à l’« ingérence » de son église et à l’« omniprésence » d’une doctrine sur le caractère sacré de la vie. Doit-on la forcer à avorter ?

Après l’adoption en 2021 d’une loi française controversée contre le « séparatisme », la MIVILUDES ajoute le fait de vivre séparément de la République et de ses lois à sa liste d’accusations contre les « sectes ». Ce faisant, la MIVILUDES fait précisément ce dont le Conseil constitutionnel français s’est inquiété lors de l’examen de la loi, c’est-à-dire qu’elle implique que tout mode de vie alternatif à celui de la majorité doit être considéré comme « séparatiste » et entraîner un harcèlement policier et administratif.

Un exemple spectaculaire dans le rapport est la section sur La Famille, un groupe issu d’un schisme du catholicisme qui a existé tranquillement à Paris pendant 200 ans avant qu’un ancien membre apostat ne le dénonce à la MIVILUDES et à certains médias. La MIVILUDES admet que La Famille n’enfreint aucune loi ; cependant, son mode de vie, certes particulier et unique, justifierait une « vigilance » à l’égard d’un éventuel « séparatisme » et de « déviances cultuelles ». Celles-ci sont également suspectées dans d’autres groupes pacifiques tels que l’Anthroposophie et les Frères de Plymouth, renforçant l’impression que les modes de vie alternatifs ne sont pas considérés avec tolérance par la MIVILUDES.

On ne voit pas pourquoi les Témoins de Jéhovah et la Scientologie devraient être qualifiés ironiquement de « multinationales de la spiritualité », une étiquette qui pourrait également être appliquée à l’Eglise catholique romaine et à de nombreuses autres religions. En ce qui concerne les Témoins de Jéhovah, la MIVILUDES est incorrigible en perpétuant la confusion entre leur système judiciaire ecclésiastique interne, où des comités judiciaires décident si les membres doivent être disfellowshops pour des délits graves, et leur relation avec les tribunaux séculiers de l’Etat. Les universitaires et les tribunaux du monde entier ont clarifié cette question à maintes reprises, notamment dans une pléthore d’affaires concernant les Témoins de Jéhovah.

Les États séculiers ne peuvent pas interférer avec le fonctionnement des tribunaux religieux sans porter atteinte à la liberté religieuse, mais cette question ne doit pas être confondue avec le devoir de signaler les crimes aux autorités séculières lorsque la loi l’exige — bien que les tribunaux ecclésiastiques et d’État puissent examiner le même délit sous des angles différents et avec des résultats différents. La MIVILUDES continue de répéter, de manière absurde, que les Témoins de Jéhovah font preuve d’une « volonté de se substituer à la justice [laïque] » en faisant fonctionner leurs comités judiciaires.

Mais on peut en dire autant de l’Église catholique, qui dispose de ses propres tribunaux appliquant le droit canonique, des tribunaux rabbiniques juifs et de nombreuses autres institutions similaires. Ils ont un objectif différent de celui de la justice laïque, même lorsqu’ils examinent les mêmes affaires. Un tribunal religieux peut déshonorer ou excommunier les défendeurs et un tribunal laïc peut les envoyer en prison pour la même infraction. Pour une raison quelconque, la MIVILUDES continue à trouver ce simple fait difficile à comprendre.

Dans la section sur les Témoins de Jéhovah, nous trouvons deux exemples de quelque chose que les citoyens français et peut-être les tribunaux devraient considérer très sérieusement : la diffusion délibérée de fake news calomnieuses par une agence gouvernementale. Je n’utilise pas cette expression à la légère. Pour étayer l’argument selon lequel le système des commissions judiciaires interfère indûment avec la justice laïque, le rapport affirme que « En Belgique, pour ne citer qu’un pays, au moins 90 cas de pédophilie criminelle chez les Témoins de Jéhovah ont été récemment enregistrés par la police, alors que ces cas étaient connus depuis longtemps par le mouvement. »

La source citée est un article de 2019 dans le magazine français Marianne, qui cite à son tour des médias belges. La source ultime n’est pas « la police » mais un rapport de l’organisation gouvernementale belge anti-sectes parallèle à la MIVILUDES, le CIAOSN (Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles), qui à son tour a mal interprété les chiffres d’un document d’une organisation néerlandaise hostile aux Témoins de Jéhovah appelée Reclaimed Voices. En bref, l’affirmation selon laquelle « la police », ou qui que ce soit d’autre, a trouvé 90 cas, ou même un cas confirmé, d’abus sexuels délibérément cachés aux autorités par les Témoins de Jéhovah en Belgique est une fausse nouvelle. Ce n’est pas mon opinion.

C’est le contenu d’une décision du 16 juin 2022 du tribunal de Bruxelles, qui a déclaré le CIAOSN et le gouvernement belge coupables de diffamation pour avoir publié de fausses informations et de faux chiffres sur les Témoins de Jéhovah et les abus sexuels. En passant, la décision a confirmé que les institutions gouvernementales diffusent parfois des fausses nouvelles sur des groupes qu’elles qualifient de « sectes ».

Des informations déclarées par un tribunal belge comme fausses et diffamatoires sont reprises plusieurs mois après la décision de Bruxelles par la MIVILUDES. On pourrait charitablement arguer que la MIVILUDES ne dispose pas d’informations actualisées sur ce qui se passe en Belgique. Cependant, même cette défense échoue quand on lit dans le rapport de la MIVILUDES qu’elle rencontre « chaque mois » le CIAOSN belge et échange des informations sur la situation des « sectes » dans les deux pays et leurs activités respectives.

C’était une erreur isolée ? Pas vraiment. Le rapport de la MIVILUDES consacre plusieurs paragraphes aux décisions controversées de la Cour de Gand, en Belgique, du 16 mars 2021, qui a déclaré qu’enseigner que les membres actuels des Témoins de Jéhovah ne doivent pas fréquenter les anciens membres qui ont été disjoints ou qui ont formellement quitté l’organisation constitue une discrimination et une incitation à la haine, et doit être interdit en Belgique. Ce que la MIVILUDES sous-entend, c’est que la Belgique a une longueur d’avance et que son exemple en matière d’interdiction de l’ostracisme devrait être suivi par la France.

La décision de 2021 est rapportée correctement par la MIVILUDES, mais le rapport « oublie » d’ajouter que le 7 juin 2022, la Cour d’appel de Gand a complètement annulé la décision de premier degré, et a déclaré que l’enseignement et la pratique du « shunning » ou ostracisme comme le font les Témoins de Jéhovah sont parfaitement légaux en Belgique.

Dans plusieurs pays, les tribunaux ont reconnu que le fait de faire état d’une décision pénale de premier degré ayant reconnu un accusé coupable après que cette décision a été annulée en appel constitue une diffamation. Là encore, les réunions mensuelles avec le CIAOSN rendent impossible de croire que la MIVILUDES n’était pas au courant de la décision en appel.

Sonia Backès, la très anti-sectes secrétaire d’État française chargée de la Citoyenneté, qui supervise la MIVILUDES, a annoncé pour les premiers mois de 2023 une « grande conférence nationale sur les déviances sectaires et les théories du complot. » Peut-être devrait-elle chercher à savoir quelles « déviances » ou « théories du complot » conduisent la MIVILUDES à se croire autorisée à diffuser des fake news.