27 avril 2022 | Massimo Introvigne | Bitter Winter
Il est maintenant temps de tirer des conclusions des six articles que j’ai consacrés à la question du nazisme en Ukraine. Ils montrent, je pense, que la propagande n’est que de la propagande, et la propagande de guerre est rarement de l’information.
Le nationalisme ukrainien et le mouvement du 19e siècle pour une Ukraine indépendante avaient une composante antisémite mais l’antisémitisme était malheureusement répandu presque partout à l’époque. Dans une série antérieure de Bitter Winter sur l’accusation antisémite de meurtre rituel, la fausse accusation selon laquelle les Juifs tuaient des enfants chrétiens afin d’utiliser leur sang pour des rites ésotériques, j’ai parlé du procès de Beilis en 1913. Ce fut l’un des cas les plus graves d’accusation de meurtre rituel, et ceci s’est passé à Kiev. Mais il est aussi vrai qu’un jury de citoyens ordinaires de Kiev a finalement trouvé non coupable l’accusé juif, Menahem Mendel Beilis (1874-1934).
Il y a eu des pogroms horribles en Ukraine, y compris dans la brève république ukrainienne indépendante de 1917-1920, mais il y a également eu des pogroms en Russie. Personnellement, je suis catholique romain et j’ai honte du rôle que des évêques et des prêtres catholiques, y compris dans l’ouest de l’Ukraine, ont joué dans la diffusion de l’antisémitisme. Pourtant, ceci n’était de nouveau pas une caractéristique distincte de l’Ukraine, vu que les chrétiens ont répandu l’antisémitisme dans plusieurs pays. Des activistes antisémites orthodoxes russes ont fabriqué les tristement célèbres “Protocoles des Sages de Sion” et ont produit d’autres matériaux antisémites qui ont circulé dans le monde.
L’histoire de l’Ukraine après l’indépendance est dominée par la tragédie de l’Holodomor, la famine artificielle créée par Staline pour exterminer les petits propriétaires terriens ukrainiens. Il les soupçonnait de continuer à soutenir le séparatisme et l’indépendantisme. Bien qu’il fût couvert par certains médias quand il a eu lieu, l’Holodomor, qui a tué trois millions et demi d’Ukrainiens, a été ignoré pendant des décennies par l’Occident, sauf par quelques spécialistes. Beaucoup d’Ukrainiens qui ont eu assez de chance pour survivre ont pendant toute leur vie conservé dans leur esprit les terribles images de leurs anciens et de leurs enfants mourant lentement, et dans la douleur, de faim, alors que les soldats soviétiques les empêchaient de gagner d’autres régions proches où la nourriture était disponible.
Ce génocide horrible, que la plupart des gens ignorent en Occident, explique, même s’il ne le justifie pas, pourquoi un nombre important d’Ukrainiens ont pris fait et cause pour l’Allemagne nazie quand elle a envahi l’Union soviétique, y compris des dirigeants politiques tels que Stepan Bandera, des évêques et des prêtres catholiques. Ils ont naïvement cru qu’en se battant avec l’Allemagne et en proclamant leur loyauté au nazisme ils regagneraient leur indépendance. Ce n’était pas l’intention des nazis car ils voyaient dans les Ukrainiens une race inférieure et dans l’Ukraine une colonie allemande. Une fois qu’ils ont conquis l’Ukraine, ils ont arrêté Bandera et l’ont envoyé au camp de concentration de Sachsenhausen (ses deux frères ont été envoyés à Auschwitz et y sont morts).
Pourtant, la plupart des “Bandéristes” ont continué à se battre contre les Russes, aux côtés des Allemands, qu’ils considéraient comme un moindre mal. Honteusement, le vieux réflexe antisémite des nationalistes ukrainiens a de nouveau montré la laideur de son visage, et des “Bandéristes” sont devenus complices de l’extermination nazie des Juifs ukrainiens. Après la guerre, des groupes de “Bandéristes” se sont retirés dans les forêts et ont continué à se battre contre les Soviétiques jusqu’à ce que Bandera, qui vivait en exil en Allemagne, ne soit tué par un agent du KGB en 1959.
Quand les Ukrainiens aujourd’hui commémorent Bandera et les “Bandéristes”, ils honorent leur combat pour l’indépendance et contre les Soviétiques et non pas leur collaboration avec les nazis. Comme l’Ukraine se rapproche de plus en plus de l’Union européenne, les sondages disent qu’une majorité de sa population est en faveur d’une réévaluation critique du rôle de Bandera et de ses acolytes ainsi que de l’élimination de monuments et autres hommages rendus à ceux qui ont agi comme collaborateurs nazis. Les amis de l’Ukraine devraient l’encourager dans cette voie. Toutefois, les pressions de la Russie, qui qualifie de “nazis” tous ceux qui se sont battus contre les Soviétiques, ne facilitent pas la purification de la mémoire historique.
Dans l’Ukraine indépendante, comme dans tous les pays européens, y compris la Russie, de petits mouvements d’extrême-droite ont fait leur apparition, et certains sont néo-nazis. Leurs dirigeants ne sont pas des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale qui ont collaboré avec les nazis mais ce sont de jeunes gens qui n’ont jamais connu le nazisme historique. Un nombre non négligeable de leurs militants ont été recrutés, comme c’est le cas dans d’autres pays, parmi les franges violentes des supporters de football, surtout les supporters russophones du Shakhtar Donetsk, mais aussi la frange de droite des supporters du Dinamo Kyiv, qui utilise les symboles des suprémacistes blancs américains. Ces nouveaux nazis ne visaient pas les Ukrainiens russophones (beaucoup étaient eux-mêmes russophones) mais des immigrés et des étudiants, des Juifs et la minorité rom. Bien que peu nombreux, ils étaient sûrement dangereux et ils ont commis divers homicides.
Les résultats électoraux indiquent que les extrémistes de droite n’ont jamais représenté plus qu’une petite minorité d’Ukrainiens. Quand ils sont parvenus à obtenir de meilleurs résultats, et des membres élus au Parlement, les partis de droite et leurs candidats ont obtenu ce succès non pas à cause de, mais malgré, leurs liens nazis et extrémistes qu’ils ont essayé de cacher ou qu’ils ont rejetés. Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre les vrais mouvements extrémistes avec les fausses organisations nazies créées, lors de tensions avec la Russie, par des agents provocateurs infiltrés dans des milieux de la droite par les services de renseignements russes, comme le montre le cas d’Édouard Kovalenko.
Les petits mouvements néo-nazis n’ont pas joué un rôle important dans la Révolution Orange de 2004. Une opportunité inattendue s’est toutefois présentée à eux lorsque les attitudes pro-russes du Président Viktor Yanukovych ont conduit à la révolution de l’Euromaidan de 2013-2014 et à son renversement. Parmi d’autres choses, Yanukovych essayait de gommer les commémorations de l’Holodomor et soutenait que cela faisait partie d’une famine qui avait affecté plusieurs pays et que “d’en blâmer l’un de nos voisins (Russie) est injuste.” Comme plusieurs chercheurs l’ont noté, bon nombre de non-Ukrainiens n’ont de nouveau pas compris l’énormité de l’assertion de Yanukovych concernant l’Holodomor. C’est comme si un Président d’Israël se joignait au camp des négationnistes de l’Holocauste.
Des extrémistes de droite, y compris des néo-nazis, ont en effet participé à l’Euromaidan mais ce n’était pas la majorité des protestataires, même pas une minorité significative. Pourtant, lorsque la Russie a envahi la Crimée en 2014 et a créé les pseudo-républiques sécessionistes de Donetsk et Louhansk, et la guerre du Donbass a commencé, certains néo-nazis qui avaient eu une formation paramilitaire et étaient prêts à se battre, ont participé à la création d’unités de volontaires, y compris le Bataillon Azov, qui s’est distingué par sa bravoure lors de la reconquête de Marioupol. Le Bataillon Azov avait 400-450 membres à l’époque. Ensuite, il a été incorporé dans la Garde Nationale de l’Ukraine, il en est devenu un régiment et ses rangs se sont accrus jusqu’à compter 2500 soldats.
D’une part, certains des principaux fondateurs du Bataillon avaient au moins une “préhistoire” nazie qu’ils essayaient de cacher, mais sans succès, et qui a influencé le choix du logo d’Azov qui comporte des références néopaïennes et nazies. D’autre part, pas tous les combattants d’Azov de 2014, peut-être même pas la majorité, étaient des néo-nazis. Lorsque le Bataillon a été incorporé dans la Garde Nationale et s’est développé, les néo-nazis y sont demeurés mais ils étaient désormais une petite minorité de ses soldats. Il ne s’agit pas de nier leur présence. Pourtant, le meilleur spécialiste académique du Bataillon Azov en Occident, Andreas Umland, a répété avec insistance qu’il serait faux de qualifier le Bataillon Azov tel qu’il existe aujourd’hui de “nazi” ou de “néo-nazi” dans son ensemble.
Comme Umland l’écrit, la nouvelle pertinence des néo-nazis antirusses “ne serait pas arrivée sans l’ingérence destructrice croissante de la Russie dans les affaires intérieures de l’Ukraine pendant toute l’année 2014. La demande sociale croissante de patriotisme militant a ouvert un nouvel espace politique aux activistes d’extrême-droite, jusque-là très marginaux.”
Dans un monde idéal, le Bataillon Azov que beaucoup d’Ukrainiens admirent non pas pour ses racines néo-nazies mais pour sa bravoure, pourrait renoncer à ses insignes et peut-être à son nom pour priver la propaganda russe d’un argument. Toutefois, il est improbable que cela se passe au milieu d’une guerre.
De nombreux médias occidentaux ignorent que pas tous les néo-nazis ukrainiens, pas tous les néo-nazis russes partis pour l’Ukraine, et pas tous les combattants étrangers venus en Ukraine pour combattre dans la guerre du Donbass se sont rangés du côté de l’Ukraine. Certains se sont mis du côté de la Russie, de Poutine et des séparatistes. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des statistiques précises, d’autant plus pour la guerre de 2022, un éminent spécialiste du néonazisme russe et ukrainien, Vyacheslav Likhachev, pense que dans la guerre du Donbass qui a commencé en 2014, “des membres de groupes d’extrême-droite ont joué un bien plus grand rôle du côté russe du conflit que du côté ukrainien.”
Tout ceci n’est pas pour nier que l’Ukraine, comme beaucoup d’autres pays y compris la Russie de Poutine, a un problème avec une minorité néo-nazie, dont les membres ont répandu des idées racistes et antisémites inacceptables et ont commis des crimes graves. Il est toutefois faux de dire que le gouvernement ukrainien, dont le président est juif, promeut ou tolère des idéologies nazies. Il est absolument faux de dire que l’Ukraine est dominée par les nazis, que les nazis représentent un pourcentage significatif de ceux qui se battent contre les Russes, et que l’Ukraine a besoin d’une “dénazification” forcée.
En utilisant les mêmes normes, la Russie, qui a également son pourcentage de nazis parmi les combattants étant dans ses rangs en Ukraine en 2014 et 2022, aurait aussi besoin d’une “dénazification”.
La question du néonazisme à la fois en Russie et en Ukraine mérite d’avantage d’études académiques mais son instrumentalisation pour justifier une guerre d’agression contre un autre pays n’est qu’un morceau de propagande qui est à la fois malhonnête et déshonorable.
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