27 avril 2022 | Massimo Introvigne | Bitter Winter

Poutine n’a cessé de répéter que la « dénazification » de l’Ukraine est l’un des objectifs de cette guerre. On peut toutefois se demander si, avant de dénazifier d’autres pays, il ne devrait pas d’abord mettre de l’ordre chez lui. Le néonazisme n’est pas spécifiquement un phénomène ukrainien. Il existe dans tous les pays européens et la Russie ne fait pas exception.

En 2015, un rapport du Center for Ethnicity and Racism Studies (CERS) de l’Université de Leeds peignait un tableau sombre du néonazisme en Russie. « Croix gammées et slogans ‘La Russie aux Russes’, ‘Gloire à Hitler’ et ‘SS’ ont été peints sur des bâtiments juifs. Plus de 800 sites internet extrémistes ouvrent leur espace à des dirigeants d’organisations néo-nazies et d’extrême-droite ». Même « une compétition Miss Hitler entre des femmes nazies russes et ukrainiennes est organisée pour déterminer qui est la plus jolie femme antisémite ». Bien que ses dirigeants le nient, des orientations nazies se sont fait jour dans le parti politique de l’Unité Nationale Russe (UNR), qui a été interdit à Moscou en 1999 mais a continué sous le nom de Parti Russe National Socialiste (PRNS), et même avec le nom UNR en dehors de Moscou.

Comme nous l’avons indiqué pour l’Ukraine, les néo-nazis en Russie se recrutent aussi parmi les supporters de foot. Le CERS a constaté que « la menace néo-nazie n’a pas disparu en Russie et il est évident que beaucoup ont rejoint des groupes de supporters de foot », surtout au FC Spartak de Moscou, dont les supporters violents « se sont joints aux néo-nazis dans une démonstration de violence raciale contre ceux auxquels ils s’opposent idéologiquement ». « Il est évident, conclut le rapport, que la Russie fait face à un problème grave lié au néonazisme ».

Il serait faux de déclarer que les autorités russes n’ont pas agi contre les néo-nazis. Ceux qui ont commis des crimes, y compris des homicides de citoyens non-blancs ou non-slaves, ont été arrêtés et poursuivis en justice. En 2011, par exemple, cinq membres d’un groupe particulièrement violent, la Société National-Socialiste du Nord, ont été condamnés à perpétuité pour avoir commis plusieurs homicides.

En même temps, des spécialistes réputés considèrent comme crédible le fait que le FSB, la principale agence de renseignements de la Russie et héritière du KGB soviétique, a infiltré et utilise des néo-nazis à ses propres fins. Dans l’article précédent de cette série, j’ai mentionné les études de Vyacheslav Likhachev. En 2016, il a publié une étude sur les activités des milieux d’extrême-droite et néo-nazis en Ukraine. Il a avancé qu’en 2014 des groupes néo-nazis dans le Donbass « collaboraient étroitement avec les services secrets russes et avaient été utilisés dès le début pour déclencher le conflit ». Le fondateur et chef du parti UNR, Alexander Barkashov, s’est rendu au Donbass en février-mars 2014 pour y créer une section de l’UNR.

Le premier « Gouverneur du Peuple » de la pseudo « République Populaire du Donetsk », Pavel Gubarev, faisait partie des membres de l’UNR du Donetsk. Quand des photos de Gubarev portant l’emblème de l’UNR exhibant une croix gammée ont été publiées par des dissidents russes, il a tout d’abord été défendu par la Russie, avant d’être mis sur le côté.

Likhachev note également le rôle de l’UNR dans l’orchestration du « référendum » sur l’ « indépendance » du Donetsk en 2014. « En mai 2014, écrit-il, A. Barkashov a aussi donné ses instructions aux activistes locaux… sur comment et quand organiser ‘le référendum sur l’indépendance’ (les instructions des dirigeants de l’UNR ont été suivies à la lettre) ».

Après les problèmes posés par Gubarev, le bouclier de l’UNR avec croix gammée a été remplacé par un autre sans svastika parmi les milices du Donbass liées à l’UNR, qui comprenaient des citoyens ukrainiens et russes, mais d’autres emblèmes sont restés. Likhachev écrit que « La svastika circulaire à huit branches – ‘kolovrat’ (une svastika néopaïenne) a fait son apparition sur les badges des unités de reconnaissance et de sabotage néo-nazies ‘Rusich’ et ‘Ratibor’, dans le Groupe de Réponse Rapide ‘Batman’ et le Bataillon ‘Svarozhichi’ dans la brigade ‘Oplot’ ».

Dans l’autre pseudo-état pro-russe du Donbass, la République Populaire de Louhansk, des certificats portant le numéro 1488 ont été distribués aux volontaires. Comme le rappelle Likhachev, «1488 » est utilisé par les néo-nazis dans le monde entier. « ‘14’ se rapporte à ’14 mots’, un slogan suprémaciste blanc inventé par [le suprémaciste blanc américain] David Lane [1938–2007] et ‘88’ se rapporte à ‘Heil Hitler’ parce que ‘h’ est la huitième lettre de l’alphabet latin ».

Comme mentionné dans un article précédent, Likhachev a joué un rôle majeur avec son enquête sur le passé néo-nazi des fondateurs du Bataillon antirusse Azov et il a été publiquement en conflit avec son dirigeant principal Andriy Bilets’kyy, qui a même accusé le chercheur de s’être basé sur de faux documents. Toutefois, quand il a enquêté sur la présence de néo-nazis dans le camp antirusse et le camp pro-russe en Ukraine, Likhachev a conclu que « en général, les membres des groupes d’extrême-droite ont joué un bien plus grand rôle du côté russe du conflit que du côté ukrainien ».

Likhachev a publié son étude en 2016 et a fait référence à la guerre qui a commencé en 2014 mais la plupart des groupes néo-nazis se battant du côté russe qu’il a mentionnés sont toujours actifs en 2022. Le chercheur a également trouvé que « les activités des néo-nazis pro-russes sur le territoire ukrainien étaient coordonnées avec les services secrets russes ».

La propaganda russe souligne parfois le fait que de notoires néo-nazis russes sont partis en Ukraine et s’y sont installés. Ce n’est pas faux. En effet, certains néo-nazis russes qui étaient devenus des citoyens ukrainiens ont combattu dans le Bataillon Azov à ses débuts. Par ailleurs, et Likhachev et Taras Tarasiuk et Andreas Umland (un chercheur que j’ai déjà mentionné dans un article antérieur) déclarent que certains néo-nazis russes qui étaient partis en Ukraine, surtout ceux liés au parti UNR, ont finalement combattu dans le Donbass aux côtés des séparatistes pro-russes. L’un d’eux, Anton Raevsky, a essayé d’organiser une insurrection pro-russe à Odessa. On peut se demander s’ils ont « fui » en Ukraine ou bien s’ils y ont été infiltrés par les services de renseignements russes.

Le jury n’a pas encore délibéré dans certains cas, y compris Sergey Arkadyevich Korotkykh. Il est né à Tolyatti en Russie (une ville baptisée d’après le nom du dirigeant communiste italien Palmiro Togliatti, 1893-1964) en 1974 mais après la chute de l’Union soviétique, il est devenu citoyen de la Biélorussie. Il s’est aussi rendu célèbre comme dirigeant néo-nazi biélorusse; il a participé à diverses activités nazies en Russie et au printemps 2014, et il est parti pour l’Ukraine, juste à temps pour rejoindre le Bataillon antirusse Azov, tout récemment créé. Il en est devenu l’un des commandants et on lui a accordé la nationalité ukrainienne.

En 2020, l’ONG ukrainienne Institute of National Politics a publié un rapport très détaillé qui était « basé sur des recherches considérables » selon Tarasiuk et Umland. La conclusion en était que Korotkykh était, et avait toujours été, un agent travaillant pour les services de renseignements russes et biélorusses. Pourtant, aucune action ne fut entreprise à son encontre. Le 4 mars 2022, il a accordé une interview à un journaliste italien dans un hôtel de Kyiv, agitant un drapeau Azov et entouré de volontaires russes, biélorusses et ukrainiens qui, affirma-t-il, attendaient les Russes pour les combattre.

Il est également vrai que des volontaires néo-nazis et d’extrême-droite occidentaux ont combattu au début de la guerre du Donbass et se battent encore dans la guerre de 2022, mais des deux côtés de la barrière. Comme le rapporte le journal italien bien connu “Corriere della Sera”, les services de sécurité italiens savent que quelque 60 volontaires, pour la plupart des extrémistes de droite (bien que certains viennent de l’extrême-gauche) se sont battus ou se battent actuellement dans la guerre en Ukraine. Des deux côtés, bien que la présence plus ancienne et mieux organisée des extrémistes néo-nazis et de l’extrême-droite soit dans le camp des séparatistes pro-russes.

J’ai un souvenir personnel de ce curieux monde souterrain. Quand je critiquais la Russie pour la « liquidation » des témoins de Jéhovah en 2017, j’ai été violemment attaqué sur les médias sociaux par un certain Andrea Palmeri, qui a fui la justice italienne et qui se bat actuellement avec les Russes à Louhansk. Palmeri est l’exemple type du supporter de foot militant (du club de troisième division toscan Lucchese) accusé de violence et d’être un néo-nazi qui est farouchement pro-Poutine. Il répand sa propagande (le 24 février 2022, il a déclaré sur Facebook que l’armée ukrainienne “se rendait sans combattre” et avançait que la Russie pourrait gagner la guerre en 24 heures) et se bat avec et pour les Russes.

Y a-t-il des néo-nazis dans la guerre en Ukraine? Oui, des deux côtés, et vraisemblablement davantage du côté pro-russe. Quant à la “dénazification” de Poutine, un important spécialiste du néonazisme européen que j’ai déjà mentionné dans cette série, Anton Shekhovtsov, a expliqué en 2017 ce que cela veut dire: « Dans une rhétorique russe qui remonte à l’Union soviétique, ‘fasciste’ veut simplement dire ‘ennemi de la Russie’. Si des fascistes deviennent des amis de la Russie, du coup ils ne sont plus fascistes ».