12 février 2023 | Massimo Introvigne | Bitter Winter

En 1931, dans l’affaire historique « Ministère Public contre Blackburn », la Cour suprême de Californie a déclaré que la liberté religieuse protège, même pour un mouvement religieux marginal, la revendication d’une connaissance religieuse inspirée et la collecte de dons.

Comme nous l’avons vu, la nouvelle loi japonaise interdit les dons basés sur les promesses faites par des guides « inspirés » ou sur la « peur » de préjudices imaginaires. J’ai fait valoir dans l’article précédent qu’une formulation aussi vague menace toutes les religions, car par définition les promesses d’illumination ou d’une vie meilleure après la mort ne sont pas vérifiables empiriquement.

Un militant antisecte japonais pourrait objecter qu’il faut différentier les promesses faites par les religions « sérieuses » de celles faites par des « sectes » comme l’Église de l’Unification. Mais les tribunaux laïques ne sont pas compétents pour faire la distinction entre les « bonnes » et les « mauvaises » religions, et la liberté religieuse n’a de valeur que par la protection qu’elle accorde, y compris aux groupes les plus marginaux et les plus impopulaires.

Je pourrais citer plusieurs précédents juridiques illustrant ce point, en particulier aux États-Unis, mais je me concentrerai ici sur l’affaire « Ministère Public contre Blackburn », une décision de 1931 de la Cour suprême de Californie qui a été souvent citée dans des affaires américaines ultérieures. On le verra, le cas est un peu extrême. C’est la raison même pour laquelle je l’ai choisi. Il démontre que la liberté religieuse n’est vraiment protégée que si l’on protège les dons faits aux religions les plus marginales et les plus « étranges ».

L’affaire concerne l’Ordre divin des armes royales du Grand Onze. Connu en abrégé sous le nom de Grand Onze, il s’agissait d’un nouveau mouvement religieux de Los Angeles, fondé en 1922 par May Otis Blackburn.

Née à Storm Lake, dans l’Iowa, May Blackburn avait gagné les premiers adeptes de ses spéculations numérologiques sur la Bible et l’univers, à Portland, dans l’Oregon, avant de s’installer en Californie en 1918. May y enseignait qu’elle et sa fille Ruth étaient les deux témoins mentionnés dans le Livre de l’Apocalypse et qu’elles recevaient des révélations de Gabriel et d’autres anges. Gabriel avait ordonné que ces révélations soient rapidement rassemblées dans un livre. Non seulement celui-ci offrirait une nouvelle interprétation de la Bible et révélerait des secrets jusqu’alors inconnus sur les origines et le destin de l’univers, mais sa publication elle-même déclencherait des événements apocalyptiques, conduisant au règne millénaire de onze reines désignées par Dieu, lesquelles auraient leurs palais à Hollywood et incluraient May et sa fille.

L’histoire judiciaire du Grand Onze commence par une plainte contre Blackburn déposée par un neveu du magnat du pétrole Joseph Benjamin Dabney, nommé Clifford Richard Dabney. Le jeune Dabney était un ancien membre déçu du Grand Onze, qui prétendait avoir été malhonnêtement incité à faire don d’importantes sommes d’argent, ainsi que d’actions de compagnies pétrolières et de terrains, pour soutenir le mouvement et la publication du fameux livre sur les anges, lequel ne fut jamais publié. Il affirmait que ces dons importants, ainsi que des désaccords avec son oncle, l’avaient presque ruiné. Blackburn fut arrêtée, poursuivie et condamnée pour vol qualifié par la Cour supérieure du comté de Los Angeles le 2 mars 1930.

Lors du procès, le jury avait également entendu des témoignages accablants sur un couple du Grand Onze, qui avait gardé momifiée à divers endroits leur fille décédée plutôt que de l’enterrer, en espérant sa prochaine résurrection ; il était aussi question d’un homicide présumé du mari violent de Ruth Blackburn, lequel avait disparu.

Le 23 mars 1931, la décision de la Cour supérieure fut annulée par un jugement de la Première division du Deuxième district de la Cour d’appel de Californie. Le 30 novembre 1931, les juges de la Cour suprême californienne confirmèrent ce jugement et réprimandèrent sévèrement le procureur d’avoir introduit, dans le procès de 1930, des témoignages sur ces affaires avec l’intention évidente d’influencer les jurés, en les exposant à des questions qui n’avaient rien à voir avec les dons.

Notez que les juges n’avaient aucune sympathie pour le Grand Onze. En fait, ils écrivirent à propos du mouvement que « tout [leur] plan de vie et de salut est un tissu d’incohérences regorgeant d’absurdités les plus extrêmes, et on s’étonne que des esprits rationnels aient pu être obsédés par des illusions aussi chimériques ».

Mais la Cour suprême notait que, s’il était illégal d’utiliser de telles illusions pour s’en prendre à des personnes mentalement fragiles, « dans le cas présent, il n’est pas fait état d’une fragilité mentale de ceux qui ont accepté la défenderesse dans le rôle qu’elle s’est donné » ; et ceci concernait Clifford R. Dabney qui, tant qu’il était membre du Grand Onze, était parfaitement capable d’exercer son rôle d’homme d’affaires et faisait des dons de son plein gré.

La Cour suprême conclut que Dabney et les autres avaient accepté une interprétation étrange des Écritures, mais, qu’étant mentalement compétents, ils l’avaient fait librement. Selon les juges, au moment où il avait fait les dons, Dabney pensait qu’il agissait rationnellement, car il croyait s’assurer ainsi un avenir brillant dans cette vie et dans l’autre, et « les malheureux dollars qu’il avait dépensés (…) étaient des broutilles, comparés aux cadeaux inestimables » qu’il espérait obtenir.

La Cour suprême de Californie ne résista pas à la tentation de qualifier les doctrines du Grand Onze d’« absurdités » ; mais, en fin de compte, elle se prononça très clairement en faveur de la liberté religieuse et en faveur du principe selon lequel des juges laïques n’avaient aucune autorité pour chercher à savoir si Mme Blackburn parlait réellement aux anges et recevait des révélations, ou si elle était en mesure de garantir un destin millénaire glorieux à ses adeptes, y compris à Dabney.

La Cour suprême de Californie écrivit que « toute tentative législative visant à limiter ou à réglementer les personnes qui prétendent posséder un pouvoir ou des connaissances spirituelles exceptionnelles, serait rejetée comme une dangereuse intrusion de l’État dans le domaine de la liberté et du privilège religieux, lequel, depuis le début de notre nation, a été protégé par des barrières constitutionnelles (…) Ce pouvoir, dans le cas présent, selon les preuves de l’accusation, a été revendiqué par la défenderesse comme provenant de Dieu, conformément à sa Parole écrite telle qu’enregistrée dans les Saintes Écritures. Ce livre est ouvert à tous, et tous ceux qui le désirent peuvent déterminer par eux-mêmes l’étendue ou le degré de la puissance divine que les mortels peuvent espérer atteindre. Chaque personne est libre de l’interpréter par elle-même. »

Dabney n’a pas été remboursé et May Blackburn a été autorisée à poursuivre le projet Grand Onze jusqu’à sa mort en 1951, même si le mouvement demeura toujours restreint.

L’affaire « Ministère Public contre Blackburn » est donc l’une des premières décisions par laquelle la Cour suprême de Californie traita avec un sain scepticisme aussi bien les revendications d’ex-membres apostats (à savoir les anciens membres d’un groupe religieux qui en sont devenus des opposants militants), que les insinuations de ce qu’on nommera beaucoup plus tard le « lavage de cerveau », ou encore les déclarations à sensation des médias. Ses juges réaffirmèrent le principe selon lequel professer des croyances impopulaires, et solliciter des dons sur la base de ces croyances, ne constitue pas un crime.

Comme l’avait déjà déclaré la Cour d’appel : « Peu importe que la foi de la défenderesse et de ses adeptes puisse sembler absurde (…) La défenderesse avait autant le droit d’organiser une association fondée sur cette foi que ses adeptes de se joindre à elle pour créer l’association et établir la communauté, à condition seulement de ne pas conspirer ensemble dans un but interdit par la loi. Et si, pour les besoins de cette association, ils choisissaient d’investir leur argent, il ne s’agissait pas d’un crime contre l’État. »

Il y a des décisions plus récentes, mais tout avait déjà été dit à cette occasion en 1931. Comme le dit la loi japonaise, certaines personnes religieuses prétendent posséder une « connaissance basée sur l’inspiration ou d’autres aptitudes spéciales, difficiles à prouver » et, sur cette base, elles demandent à leurs fidèles de faire des dons. La Cour suprême de Californie a déclaré que « toute tentative législative visant à limiter ou à réglementer les personnes qui prétendent posséder un pouvoir ou des connaissances spirituelles exceptionnelles », ainsi que leur liberté de solliciter des dons, doit être « rejetée comme une dangereuse intrusion de l’État dans le domaine de la liberté. » Cette « dangereuse intrusion » est précisément ce qui se passe actuellement au Japon.