10 février 2023 | Massimo Introvigne | Bitter Winter

En interdisant les dons fondés sur la ” peur ” de préjugés dans cette vie ou dans l’au-delà, et sur la confiance en des guides ” inspirés “, la nouvelle loi jette la suspicion sur toutes les religions.

L’article 4.6 de la loi sur les dons religieux, adoptée par le Parlement japonais le 10 décembre 2022, interdit les dons sollicités sur la base d’une prétendue «connaissance basée sur l’inspiration ou sur certaines aptitudes spéciales, difficiles à prouver», ainsi que sur la persuasion qu’«il est indispensable de faire don de la vie, du corps, des biens ou d’autres éléments importants de l’individu ou de ses proches pour éviter un grave préjudice».

L’article 4.6 est le centre de la loi ; c’est l’article qui vise particulièrement les religions, bien que son champ d’application ne soit pas limité aux seuls dons religieux. Mais en réalité, les connaissances religieuses sont généralement basées «sur l’inspiration ou sur certaines aptitudes spéciales, difficiles à prouver».

Cette disposition aborde une question aussi vieille que le droit, à savoir s’il peut y avoir fraude en matière de religion. Tout d’abord, il faut comprendre ce qu’est la fraude. «Fraude» vient d’un verbe grec qui signifie «briser, offenser, endommager». En Occident, ce sont les Romains qui ont créé la loi sur la fraude, comme de nombreuses autres lois. Notre «fraude» vient du latin «fraus». Les Romains accordaient une certaine importance à la fraude. En effet, il y avait une déesse Fraus, qui était l’une des assistantes du dieu Mercure, l’équivalent romain de l’Hermès grec, le dieu du commerce et de la communication, aussi représenté comme un filou.

Dans la culture grecque, la fraude était jugée de manière ambiguë et elle était autorisée si on s’y livrait avec de bonnes intentions. Le héros mythologique Ulysse était très apprécié pour avoir trompé les Troyens avec son célèbre cheval de Troie. Les Romains, qui étaient un peu plus moralisateurs, avaient une vision moins indulgente de la fraude. Cicéron notait que, si on voulait contraindre les bons citoyens à faire ce qu’ils ne voulaient pas, on pouvait utiliser deux stratégies : la voie du lion, la violence, et la voie du renard, la fraude. Cette dernière, privée de la noblesse du lion, était jugée plus méprisable.

C’est précisément en traitant de la fraude que les juristes romains ont formulé leur célèbre commentaire «omnis definitio periculosa», ce qui signifie qu’en droit «toute définition est dangereuse». De nombreux siècles plus tard, un juge de la Cour suprême américaine a dit la même chose de la pornographie : «Je la reconnais quand je la vois». Cependant, dans la pratique, les Romains eux-mêmes ont débattu de ce qu’était la fraude.

Bien que moins intéressés par les motifs subjectifs des malfaiteurs que leurs successeurs chrétiens du Moyen Âge, les Romains considéraient qu’il y a fraude lorsqu’on persuade quelqu’un de donner de l’argent, ou d’autres biens, sur la base de fausses promesses ou prétentions. Le grand juriste romain Ulpien a donné des exemples qui sont toujours valables aujourd’hui : je vends une maison qui n’est pas la mienne ; je promets à une personne que, si elle me donne de l’argent aujourd’hui, elle recevra en temps voulu un magnifique bijou que je suis en train d’acheter – après quoi je disparais et la victime se retrouve sans argent ni bijou.

Notez que dans ces cas, nous avons affaire à des biens matériels. La maison ou le bijou en question n’existent peut-être pas, mais il y a des maisons et des bijoux dans le monde matériel et physique. Si j’ai promis une maison ou un bijou et empoché l’argent correspondant sans avoir l’intention de les livrer, il est facile de prouver la fraude.

Mais les Romains savaient que la promesse d’un avantage immatériel est bien plus problématique. Promettre la vente d’une maison qui ne m’appartient pas, ou d’un bijou qui ne se matérialise pas, est une chose. Mais qu’en est-il si je promets l’illumination religieuse, ou bien des récompenses dans l’au-delà ? De toute évidence, contrairement à la maison ou au bijou, l’«illumination» n’est pas un objet matériel, et par définition, on ne peut pas prouver ce qui se passe dans l’au-delà.

Les Romains ont lutté avec cette question, mais ils ont compris que les promesses faites par une religion sont différentes de celles faites par un entrepreneur en bâtiment ou un bijoutier, et ils ont laissé la religion tranquille.

Dans les époques ultérieures, lorsqu’il y avait une religion d’État mais pas de liberté religieuse, la religion dominante ne trouvait pas incongru de solliciter des dons en promettant aux donateurs une vie meilleure dans l’au-delà. Et de toute façon, les religions concurrentes étaient interdites, ou à peine tolérées. Un exemple célèbre est la controverse sur les indulgences. L’Église catholique enseigne que la plupart des êtres humains décédés ne sont pas assez bons pour aller directement au paradis, ni assez mauvais pour aller en enfer. Ils doivent passer du temps dans un endroit appelé purgatoire, où ils expient leurs péchés. Ce n’est pas un endroit agréable, mais, si eux ne peuvent rien faire pour y raccourcir leur séjour, leurs parents ou leurs amis sur terre le peuvent, par des actions rituelles appropriées, notamment en offrant des messes pour l’âme du défunt.

Au XVIe siècle, cette doctrine avait été quelque peu banalisée par des prédicateurs affirmant que les offrandes d’argent au nom des défunts les faisaient passer automatiquement du purgatoire au paradis. Ce fut le casus belli de la révolte de Martin Luther contre l’Église de Rome. Il attribua à son ennemi juré, un prédicateur dominicain du nom de Johann Tetzel, le slogan «Dès que l’argent tombe dans le coffre, l’âme s’envole du purgatoire». Selon les historiens modernes, Tetzel n’a jamais utilisé ce slogan, mais il est vrai que l’Église catholique de l’époque enseignait couramment que les offrandes monétaires pouvaient soulager la condition d’une âme au purgatoire.

Beaucoup d’autres religions enseignent que les donations sont des actes vertueux grâce auxquels les vivants peuvent se ménager une meilleure vie après la mort, ou une meilleure réincarnation, et que les morts peuvent bénéficier d’un meilleur traitement dans le monde spirituel si leurs parents ou leurs amis sur terre font des dons à leur profit.

Pourquoi les gens sont-ils nombreux à croire cela ? Parce que des prêtres, des pasteurs, des rabbins, des maîtres spirituels, leur disent qu’ils savent des choses que la plupart d’entre eux ignorent sur la vie après la mort. Il s’agit précisément de «connaissance basée sur l’inspiration ou sur certaines aptitudes spéciales, difficiles à prouver». Les dirigeants ou les maîtres spirituels ne peuvent pas « prouver » que leurs enseignements sur la vie après la mort sont véridiques. Et nombreux sont les croyants qui leur font des dons pour éviter, à eux-mêmes ainsi qu’à leurs proches décédés, des «préjudices graves», comme le fait de passer des siècles dans le purgatoire catholique, ou dans l’enfer froid bouddhiste, ou peut-être de se réincarner en grenouille.

Dans l’Évangile de Marc 10, 17-22, un jeune homme riche vient voir Jésus et lui demande comment il peut s’assurer d’«hériter de la vie éternelle». Jésus lui répond que vivre honnêtement, comme le fait le jeune homme, est un bon début, mais que cela ne garantit pas le paradis. S’il veut assurer son «trésor dans le Ciel», le jeune homme doit «vendre tout ce qu’il possède et le donner aux pauvres». On note avec intérêt que certains érudits bibliques modernes ont vu ici une critique de Jésus à l’égard des lois romaines, lesquelles limitaient les dons religieux des Juifs, censés garder leur argent pour payer des impôts aux Romains. Mais l’important ici, c’est que Jésus parle avec autorité, et que son savoir est effectivement «basé sur l’inspiration ou sur certaines aptitudes spéciales».

Pour le jeune homme riche, se séparer de tout son argent était un événement réel, douloureux, lié au monde physique. Selon la loi japonaise, le fait qu’il soit récompensé par la «vie éternelle» ou «un trésor dans le Ciel» serait «difficile à prouver». Si le jeune homme décidait de faire une donation, ce serait par confiance en Jésus en tant que maître «inspiré», doté d’«aptitudes spéciales», et aussi par «peur» de ne pas avoir accès à la vie éternelle.