27 avril 2023 | Observatoire de la laïcité
La concomitance de la création du « fonds Marianne » en 2021 et de la suppression de l’Observatoire de la laïcité la même année interroge et laisse dubitatif sur la place que tient aujourd’hui la question de la laïcité dans les politiques publiques gouvernementales. Outil pour diffuser des idées réactionnaires ? Commerce de la laïcité ? Cette dernière apparaît de plus en plus comme un camouflage idéologique pouvant rapporter, comme on le voit, de la plus sordide des manières, de l’argent.
Publication originale sur le média AOC
Le 14 avril dernier, nous avons appris la saisine de la justice après que des enquêtes journalistiques aient révélé une utilisation suspecte des subventions allouées à la lutte contre le séparatisme dans le cadre du « fonds Marianne », créé par l’ancienne secrétaire d’État à la Citoyenneté et le CIPDR à la suite de l’assassinat de Samuel Paty.Ainsi, il a été révélé que deux associations ont reçu, à elles deux, près de 700 000 euros de subventions publiques pour, au regard des investigations menées par les journalistes, produire quelques vidéos et posts sur les réseaux sociaux qui, pour la plupart, défendaient la ligne idéologique d’une nouvelle laïcité et d’un républicanisme étroit.
La justice aura sans doute à se prononcer pour savoir s’il y a ainsi eu instrumentalisation d’un crime abject pour financer, au prétexte d’une action contre le séparatisme, une action militante.
Mais la corrélation entre la création de ce fonds en 2021 et la suppression de l’Observatoire de la laïcité la même année interroge. Ainsi on ne peut pas ne pas noter que les deux associations en question, ou certains de leurs membres et intervenants, ont tenu des propos très durs à l’encontre de l’Observatoire (comme ils en ont tenu de très durs à l’encontre de militants antiracistes ou d’institutions comme le Conseil de l’Europe ou l’Union européenne), appelant parfois à sa suppression ou, celle-ci étant finalement actée, s’en réjouissant.
Quoi qu’en disent ses membres actuels, nous retrouvons dans les publications de ces associations des adhérents, anciens adhérents ou sympathisants du mouvement politique « Le printemps républicain ». Ce mouvement créé en 2016 par d’anciens proches du Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, et dont l’un des premiers objectifs assumés était d’avoir la « tête de Bianco et Cadène [alors président et rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité] en haut d’une pique », a été lancé via un média considéré comme réactionnaire, ce qui devrait suffire à saisir le positionnement de celles et ceux qui s’en revendiquent. Pour autant, cette approche idéologique de la laïcité n’est pas notre sujet, d’autres l’ont déjà traitée en profondeur.
L’Observatoire de la laïcité était une commission placée administrativement auprès du Premier ministre mais autonome du pouvoir politique de par sa composition pluraliste (parlementaires de l’opposition et de la majorité, représentants des administrations centrales concernées, personnalités qualifiées nommées en raison de leurs travaux sur la laïcité). Il accompagnait les acteurs de terrain pour les aider à résoudre les difficultés rencontrées ; initiait et concevait des plans nationaux de formation (auxquels il participait également) ; informait le grand public à travers des prises de position dans les médias locaux et nationaux toujours en parfaite conformité avec le cadre légal ; conseillait les gouvernements successifs sur les politiques publiques à mener en matière de laïcité ou de gestion des faits religieux, et sur les relations à organiser avec les cultes et courants de pensée.
L’Observatoire de la laïcité, dont le budget de fonctionnement ne dépassait pas les 60 000 euros par an (en dehors de la masse salariale pour les 4 permanents) et dont les membres du collège étaient bénévoles, s’est déplacé dans l’ensemble des départements français, et a été à l’origine de nombreuses actions. Pour ne citer que quelques exemples, l’Observatoire de la laïcité a permis la formation d’au moins 350 000 acteurs de terrain ; a été à l’origine de l’abrogation du délit de blasphème en Alsace-Moselle et d’autres évolutions locales ; a diffusé des dizaines de guides pratiques à des milliers d’administrations, partenaires sociaux, entreprises et collectivités locales ; a rendu obligatoire la formation à la laïcité des aumôniers ; a créé la journée nationale de la laïcité ; a installé des référents laïcité dans la plupart des administrations publiques ; a participé à la mise en place de l’enseignement moral et civique (EMC) à l’école et à la rédaction de la Charte de la laïcité ; a aidé à la rédaction de circulaires ministérielles face à certaines dérives religieuses et pour la défense de la laïcité ; a transmis des milliers de réponses juridiques aux collectivités, évitant par la même un nombre conséquent de contentieux.
L’Observatoire de la laïcité a également créé le Prix de la laïcité de la République française. Ce prix (qui existe toujours bien que sa paternité ne soit jamais mentionnée) était remis à des associations, collectivités locales, établissements scolaires et petites entreprises qui œuvraient pour la défense et la promotion de la laïcité par des actions concrètes et significatives. Il connaissait un règlement fixé par l’Observatoire qui assurait une désignation des lauréats par une commission pluraliste et dans le respect d’un cahier des charges strict. Ce prix ne disposait que de 5 000 euros, montant prélevé sur le budget de fonctionnement de l’Observatoire de la laïcité lui-même, les gouvernements successifs n’ayant alors pas souhaité allouer de budget dédié.
Sur la forme, on pourra rappeler que le « jaune budgétaire », document du ministère de l’Économie annexé au projet de loi de finances, considérait l’Observatoire de la laïcité comme étant la commission ayant le meilleur « ratio coût/activité ».
Sur le fond, aucune des prises de position publiques ni aucun des avis adoptés par le collège des membres de l’Observatoire n’ont jamais été mis en défaut en droit. L’Observatoire de la laïcité ne portait pas « d’opinion » sur la laïcité, il en défendait le droit, rien que le droit mais tout le droit. C’est cette posture qui a pu finalement lui être reprochée : mais comment pourrait-il en être autrement d’une instance publique ? Il est cependant exact de considérer qu’une telle commission était en capacité, dans son rôle de conseil au gouvernement, de proposer une évolution du droit. Sur ce point, dès son document de cadrage, adopté à l’unanimité de ses membres peu après son installation en 2013, il a été décidé de ne pas modifier substantiellement le cadre du droit positif.
Il s’agissait ainsi de préserver l’esprit de la loi du 9 décembre 1905 et d’en respecter les équilibres. En ce sens, Jacques Chirac, qui est celui qui a décidé de la création de l’Observatoire de la laïcité en 2007, déclarait à ce propos : « La laïcité est au cœur de notre identité républicaine. Il ne s’agit aujourd’hui ni de la refonder, ni d’en modifier les frontières. Il s’agit de la faire vivre en restant fidèle aux équilibres que nous avons su inventer. »
Pourtant, l’Observatoire de la laïcité a été supprimé et l’on apprend aujourd’hui qu’au même moment près de 700 000 euros d’argent public (soit, hors salaires, l’équivalent d’environ 12 ans de l’Observatoire) auraient été distribués à des associations qui se seraient prêtées à des actions militantes et idéologiques.
Cela interroge, car il apparaît que toute cette démarche va dans un sens : celui du commerce de la laïcité. La laïcité considérée non pas pour ce qu’elle est ni même pour la manière dont elle se vit, mais comme un outil bien commode pour diffuser des idées réactionnaires. La laïcité comme un camouflage idéologique. Bref, la laïcité instrumentalisée par des idéologues parfois bien mal informés sur elle. Il apparaît aujourd’hui au grand jour ce que beaucoup constataient depuis de longues années dans la complexité et le flou du flot quotidien de l’information : ces idéologues abîment la laïcité. Ils en ont fait l’objet d’un usage opportuniste pour « briller » sur un sujet passionnel et passionné, et ainsi pousser un agenda politique ou promouvoir une carrière politique ou éditoriale. Les exemples sont nombreux et connus. Ce commerce de la laïcité peut rapporter de la notoriété, une place ou, on le voit, de la plus sordide des manières, de l’argent. Pour la société tout entière le prix à payer est terrible.
Au final, ce qui est promu avec le plus de force c’est cet agenda simpliste, flatteur des pulsions démagogiques : l’idée politique identitaire, la promotion d’un usage de la « laïcité » comme la défense d’une majorité fantasmée contre des minorités épouvantails de nos peurs collectives.
Bref, la laïcité utilisée comme le masque qui cache le conservatisme et la dérive illibérale de celles et ceux qui refusent l’ambition de faire vivre l’idéal libéral, égalitaire et fraternel de la loi du 9 décembre 1905, un des miracles de notre histoire républicaine.
Jean-Louis Bianco, Ancien président de l’Observatoire de la laïcité, Conseiller d’État honoraire, ancien ministre
Nicolas Cadène, Ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, Membre de l’Académie de Nîmes
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