23 juillet 2022 | Massimo Introvigne | Bitter Winter

Le 7 juin 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un arrêt dans l’affaire « Teliatnikov c. Lituanie » concernant les Témoins de Jéhovah et l’objection de conscience. Les Témoins de Jéhovah soutiennent que, pour des raisons bibliques, ils ne peuvent pas servir dans l’armée ni dans les institutions civiles gérées par l’administration militaire. En effet, dans de nombreux pays du monde, les Témoins de Jéhovah ont joué un rôle pionnier dans l’adoption de lois autorisant l’objection de conscience.

L’affaire jugée par la CEDH était particulièrement compliquée, notamment en raison des changements intervenus dans la situation lituanienne à la suite d’une décision de 2017 de la Cour constitutionnelle lituanienne.

Le requérant, un témoin de Jéhovah nommé Stanislav Teliatnikov, a été enrôlé pour le service militaire en 2015. Il a refusé pour des raisons de conscience et bibliques, demandant à être autorisé à effectuer un service civil à la place. Sa demande a été refusée, et le refus a été confirmé par le ministère de la Défense. Il a alors entamé une procédure judiciaire, affirmant qu’il avait droit à une exemption en tant que ministre de culte des Témoins de Jéhovah.

À l’époque, la loi lituanienne accordait des exemptions aux ministres de culte, mais uniquement s’ils appartenaient à l’une des neuf « religions traditionnelles » reconnues comme telles, parmi lesquelles ne figuraient pas les Témoins de Jéhovah. Teliatnikov a affirmé que cette disposition était discriminatoire et que, dans d’autres cas, elle avait déjà été soumise à la Cour constitutionnelle lituanienne, qui devait en examiner la constitutionnalité.

Le tribunal administratif régional de Vilnius a suspendu le procès de Teliatnikov en attendant la décision de la Cour constitutionnelle. Cette dernière a jugé le 4 juillet 2017 que l’exemption accordée aux ministres des neuf « religions traditionnelles » était inconstitutionnelle. Cependant, plutôt que de l’étendre aux ministres de toutes les religions, les juges de la Cour constitutionnelle ont carrément aboli la disposition, affirmant qu’il ne peut y avoir d’exceptions à l’obligation de servir dans l’armée ou d’effectuer un « service alternatif de défense nationale », qui est géré par les autorités militaires.

Après la décision de la Cour constitutionnelle, le tribunal administratif régional de Vilnius a repris le procès et, le 30 septembre 2017, s’est prononcé partiellement en faveur de Teliatnikov et a demandé aux autorités militaires de reconsidérer s’il devait être autorisé à effectuer un service civil alternatif. Plutôt que d’obtempérer, le ministère de la Défense a fait appel devant la Cour administrative suprême, qui, le 10 avril 2019, a donné raison aux autorités militaires et a déclaré qu’il n’y avait aucun motif d’exempter Teliatnikov de son obligation d’effectuer un service militaire ou un service alternatif de défense nationale.

Entre-temps, Teliatnikov avait été informé qu’il ne serait pas appelé au service militaire, car le quota de recrutement avait été rempli par des volontaires. La CEDH a déclaré que cela ne rendait pas sa demande irrecevable. Il y avait encore des conséquences tant réelles que potentielles découlant du fait que le droit à l’objection de conscience de Teliatnikov n’avait pas été reconnu.

La CEDH a observé que la discrimination à l’encontre des ministres des communautés religieuses ne faisant pas partie des « neuf religions traditionnelles » a été éliminée par la Cour constitutionnelle lituanienne, mais avec des résultats quelque peu paradoxaux. En effet, « bien que la distinction entre les ministres des organisations et associations religieuses traditionnelles et non traditionnelles ait été déclarée inconstitutionnelle (…), le résultat de la conclusion de la Cour constitutionnelle est le résultat opposé à celui soutenu par le requérant. En effet, plutôt que de libérer les ministres de toutes les confessions religieuses, comme le requérant, de l’obligation d’effectuer le service militaire, la Cour constitutionnelle a jugé qu’aucun ministre, quelle que soit son organisation ou association religieuse, ne peut être exempté de l’obligation d’effectuer le service militaire. »

La CEDH a mentionné les deux principes que sa jurisprudence a établis sur la question de l’objection de conscience au service militaire. Premièrement, si le service militaire ne peut être refusé pour de simples raisons de préférence ou d’intérêt économique, les convictions philosophiques ou religieuses « sincères » doivent être respectées. Deuxièmement, les États ont le droit d’imposer aux objecteurs de conscience un service alternatif, mais il doit s’agir d’un « véritable service civil. »

Dans le cas de la Lituanie, la CEDH a reconnu que le pays offre une alternative au service militaire actif, après avoir examiné si l’objection de conscience découle de convictions sincères. Cependant, la Cour a estimé que le « service alternatif de défense nationale » lituanien n’est pas « véritablement civil ». La Cour « reconnaît le fait que le travail effectué par les travailleurs du service alternatif de défense nationale est de nature civile ; cependant, cela n’a aucune conséquence. »

Ce travail, en fait, est effectué « directement sous la supervision et le contrôle des militaires » et présente six caractéristiques qui l’identifient comme intrinsèquement militaire. Tout d’abord, les personnes « effectuant un service alternatif de défense nationale sont appelées “conscrits militaires” et/ou “appelés militaires” » dans les lois et règlements lituaniens. Deuxièmement, « le type de travail à effectuer est attribué par l’armée ». Troisièmement, si aucun travail civil n’est disponible, la loi stipule que « le conscrit militaire sera affecté à un service alternatif dans les institutions du système de défense nationale. » Quatrièmement, le « conscrit militaire » sera « conduit par l’armée sur le lieu de travail qui lui a été assigné et bénéficiera des mêmes “dispositions (à l’exception du logement et des vêtements)” que les “soldats du service militaire”. Cinquièmement, selon les règlements pertinents, “le directeur de l’institution où l’” appelé » effectue son travail informe immédiatement l’armée par écrit de « la nomination de l’ » appelé », de ses tâches spécifiques, de ses conditions et de son temps de travail » et fournit à l’armée un « tableau de service » mensuel pour l’« appelé » ». Sixièmement, un « appelé militaire » effectuant un service alternatif de défense nationale « ’ne peut pas être licencié’ pour des violations disciplinaires par le directeur de l’institution où il travaille, sans l’approbation de l’armée. »

La CEDH a également observé qu’« en vertu de l’article 26 de la loi sur la conscription, en cas de mobilisation, le “conscrit militaire” effectuant un “service alternatif de défense nationale” peut être “convoqué pour effectuer son service militaire”. » La Cour a conclu que le « service alternatif de défense nationale lituanien est intrinsèquement lié au service militaire, et ne peut donc pas être considéré comme un service civil distinct », ajoutant qu’« en 2018, la même position a été adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dans un rapport concernant la situation des droits de l’homme en Lituanie. »

La CEDH a conclu que « le système en Lituanie n’a pas réussi à établir un juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux de la requérante qui a des convictions profondes et authentiques. Par conséquent, le refus de l’État de respecter l’objection de conscience du requérant au service militaire n’était pas nécessaire dans une société démocratique. » Tant qu’elle ne proposera pas une véritable alternative civile au service militaire, ce que le service de défense nationale alternatif actuel n’est pas, la Lituanie n’aura pas respecté les principes établis par la CEDH sur l’objection de conscience fondée sur la religion en tant que partie de la liberté religieuse.