20 juillet 2022 | Cathérine Van de Graaf | Strasbourg Observers

L’arrêt Anderlecht Christian Assembly of Jehovah’s Witnesses and Others v. Belgium est l’un de ces arrêts dans lesquels vous lisez le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour ou la CEDH) et vous pensez savoir dans quelle direction il va, mais il prend ensuite une tournure que personne n’a vu venir, et peut-être surtout pas le gouvernement belge. In casu, ce qui commence comme un arrêt sur la validité d’un refus d’exonération de l’impôt foncier se transforme en un sérieux camouflet pour la Belgique et son système de distinction des religions et des visions du monde non religieuses. Une fois reconnues, elles peuvent compter sur un soutien financier important de la part de l’État. Or, la Cour vient de constater que la procédure de reconnaissance manque de garanties minimales d’équité et n’offre pas de garanties suffisantes contre les discriminations.

Le système belge de reconnaissance des cultes

Avant d’aborder les faits spécifiques de l’affaire et la discussion de l’arrêt, je vais brièvement esquisser le contexte belge. Contrairement à la France, aux États-Unis ou à la Turquie, la Belgique ne connaît pas de séparation stricte entre l’Église et l’État. Elle n’a pas non plus un système de séparation partielle avec une église d’État comme le Royaume-Uni ou la Suède. Ce que nous trouvons en Belgique, c’est un système de soutien actif de l’État à diverses religions et visions du monde. Les raisons de ce soutien actif de l’État sont diverses : compensation de la perte de revenus résultant de la confiscation des biens des églises peu après la Révolution française, importance de la religion pour la stabilité et la cohésion de la société, exercice d’un certain niveau de contrôle (pour contrer l’extrémisme, par exemple) et garantie de la liberté positive de religion.

En évaluant la compatibilité d’un tel système avec l’idée libérale de neutralité de l’État, Franken et Loobuyck ont constaté qu’à première vue, une approche non interventionniste semble plus neutre qu’un soutien actif de l’État. Toutefois, si un système de soutien est basé sur des critères clairs, objectifs et pertinents qui garantissent l’égalité des chances et l’égalité de traitement des différentes religions et visions du monde, il peut être tout aussi neutre. Pourtant, en Belgique, tant les critères sur lesquels le soutien est basé que la répartition égale de ce soutien ont fait l’objet d’un examen minutieux. Actuellement, cinq critères formels dont dépend le soutien de l’État ont été distillés à partir des réponses de plusieurs ministres de la justice à différentes questions parlementaires (énumérées au § 17 de l’arrêt). Ces critères sont : 1) rassembler un nombre relativement important d’adhérents (plusieurs dizaines de milliers), 2) être structurée avec un organe représentatif qui peut représenter la religion dans sa relation avec les autorités civiles, 3) être présente dans le pays depuis une période assez longue (plusieurs décennies), 4) offrir un certain bénéfice social, et 5) ne pas inclure d’activité contraire à l’ordre public. Il est clair que ces critères ne sont pas très simples et peuvent — comme l’a prévu le grand Jan Velaers — conduire à une insécurité juridique. Par ailleurs, en ce qui concerne plus particulièrement le deuxième critère, on s’est demandé si certaines religions n’étaient pas contraintes de rentrer dans un carcan inspiré de l’organisation de l’Église catholique (voir ici) et de se soumettre à un contrôle étatique plus important que d’autres (voir ici).

La distinction est une compétence du gouvernement fédéral (article 6 § 1, VIII, 6° de la loi spéciale de réforme des institutions). Lorsqu’une religion ou une vision du monde non religieuse veut obtenir une distinction, elle soumet son dossier au ministre de la Justice. Ce n’est qu’ensuite, lorsque cette partie sera finalisée, qu’elle ira à la Chambre des représentants. Pourtant, aucun processus prescrit ne figure dans la Constitution ni dans aucune loi d’ailleurs. La distinction a toujours été le résultat de décisions ad hoc. Après une telle décision positive, une religion ou une vision du monde non religieuse reconnue bénéficie de nombreux privilèges. Par exemple, les salaires et la retraite des « ministres du culte » et des « représentants des organisations reconnues par la loi comme fournissant une assistance morale » sont payés par l’État (articles 181 et 182 de la Constitution belge). En outre, les religions et visions du monde reconnues peuvent organiser des cours dans les écoles publiques aux frais de la communauté et tous les élèves en âge scolaire ont le droit de suivre cet enseignement religieux (article 24). Outre le processus de distinction, les critères utilisés pour calculer le montant de l’aide financière sont également régulièrement critiqués (voir, par exemple, Franken).

Les faits de l’affaire

Les requérants sont neuf associations de Témoins de Jéhovah réparties dans différentes communes de la Région de Bruxelles-Capitale et constituées en vertu du droit belge. Dans ces communes, elles sont propriétaires de biens immobiliers qui sont utilisés pour le culte public de leur religion. Avant l’exercice 2018, ils étaient exonérés du paiement de l’impôt foncier sur leurs biens immobiliers utilisés pour l’exercice public de leur religion. Or, une modification du Code des impôts sur le revenu de la Région de Bruxelles-Capitale du 23 novembre 2017 a réduit le bénéfice de ladite exonération aux seuls biens immobiliers de la Région affectés au culte public des « religions reconnues » (article 12). (Certains impôts appartiennent à la compétence des entités fédérales de la Belgique, telles que les régions, les communautés et les communes). Les requérants ne pouvaient donc plus prétendre à l’avantage fiscal dont ils bénéficiaient jusqu’alors.

Le 6 juin 2018, ces neuf associations ont saisi la Cour constitutionnelle belge d’un recours en annulation de la disposition litigieuse, invoquant une violation des articles 10 et 11 (principe d’égalité et de non-discrimination), 19 (liberté de religion) et 172 (égalité devant l’impôt) de la Constitution belge, combinés aux articles 9, 11 et 14 de la Convention et à l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : Convention ou CEDH).

Dans l’arrêt du 14 novembre 2019, la Cour constitutionnelle a rejeté leur requête. Premièrement, elle a jugé que le critère de la reconnaissance du culte était objectif et pertinent au regard du but légitime de la lutte contre l’évasion fiscale. Deuxièmement, la Cour constitutionnelle a estimé que les requérants ne démontraient pas que l’impact financier subi était de nature à menacer leur organisation interne, leur fonctionnement et leurs activités religieuses. Troisièmement, elle a considéré que le critère de la reconnaissance de la religion n’était pas disproportionné puisque les religions non reconnues pouvaient demander la reconnaissance de leur religion. Enfin, elle a souligné que la procédure de reconnaissance des cultes, critiquée par les requérants, n’était pas régie par la disposition contestée devant elle, de sorte qu’elle ne faisait pas l’objet du présent recours.

Insatisfaites du résultat, ces neuf associations ont contesté cet arrêt devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les requérants alléguaient une violation de l’article 9 combiné avec l’article 11 de la Convention, de l’article 1 du Protocole n° 1 et de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 9 et 11 et l’article 1 du Protocole n° 1 de la Convention.

Le raisonnement de la Cour

Dans ce qui suit, le raisonnement de la Cour dans l’affaire Anderlecht Christian Assembly of Jehovah’s Witnesses and Others sera expliqué en détail. La Cour a d’abord constaté que la question principale soulevée était celle d’une différence de traitement entre les religions reconnues et non reconnues. Elle a donc accordé la priorité dans son instruction au grief tiré de l’article 14 (combiné avec les articles 9 et 11 de la Convention et l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention). Ensuite, elle a fait valoir que le grief tiré de l’article 14 combiné à l’article 11 était manifestement mal fondé et devait être rejeté.

a) Sur l’applicabilité

La Cour a examiné si les faits de l’espèce relevaient du champ d’application de l’article 9 et de l’article 1 du Protocole n° 1. La Cour a fait valoir que l’impôt sur les biens immobiliers appartenant aux requérants représentait entre 21,4 % et 32 % du coût annuel de fonctionnement des bâtiments, selon les années concernées. Une imposition, que la Cour juge significative, affecte considérablement le fonctionnement des requérants en tant que communautés religieuses. La Cour a observé que les autorités nationales elles-mêmes ont lié l’exonération de la taxe litigieuse à l’exercice public de la religion, considérant implicitement, mais nécessairement qu’une telle exonération contribue à l’exercice effectif de la liberté de religion. Elle a ajouté :

« Si l’État est allé au-delà de ses obligations et a créé des droits supplémentaires qui relèvent du champ plus large des droits garantis par la Convention dans son ensemble, il ne peut, en appliquant ces droits, adopter des mesures discriminatoires au titre de l’article 14. […] Par conséquent, lorsque les autorités nationales accordent des privilèges fiscaux à certaines communautés sans y être nécessairement obligées par l’article 9 de la Convention, elles doivent également respecter l’article 14 de la Convention. » (§ 39) (L’arrêt n’étant disponible qu’en français, toutes les citations incluses sont la traduction de l’auteur).

Dès lors que l’octroi d’une exonération fiscale aurait légalement permis aux requérants de ne pas payer l’impôt, le fait de ne pas obtenir l’exonération tombe sous le coup de l’article 1 du Protocole n° 1.

b) Sur l’existence d’une différence de traitement

Ensuite, la Cour a observé que les parties s’accordaient sur l’existence d’une différence de traitement entre les communautés religieuses, qui sont privées, en l’absence de reconnaissance, du bénéfice de l’exonération de l’impôt foncier et les autres communautés religieuses, qui peuvent continuer à en bénéficier une fois qu’elles sont reconnues. Or, elle a constaté que la situation des requérants est comparable à celle des communautés dont la religion est reconnue et dont les bâtiments sont utilisés pour l’exercice public d’une religion.

c) Sur la poursuite d’un but légitime

La Cour vérifie si la différence de traitement en cause repose sur une justification objective et raisonnable. Par exemple, la lutte contre la fraude fiscale, mise en avant par la Belgique, a été considérée comme un objectif légitime par la Cour, bien qu’il n’y ait aucune preuve que les requérants aient jamais été soupçonnés d’avoir abusé de l’exonération fiscale.

d) L’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité

La Cour procède ensuite à un test de proportionnalité. Elle commence par indiquer qu’en choisissant la reconnaissance de l’appartenance religieuse comme critère de distinction pour l’exonération du précompte immobilier, les autorités de la Région de Bruxelles-Capitale ont opté pour un critère qui présente un caractère objectif et qui peut être pertinent par rapport au but poursuivi. Le choix de ce critère relève de la marge d’appréciation dans le contexte en cause. Le fait que ce même critère ne soit pas utilisé en Région flamande ou wallonne ne le rend pas discriminatoire.

Bien que la Cour ait reconnu que les plaintes des requérants concernant les graves lacunes de la procédure de reconnaissance n’ont pas été soumises à un contrôle de constitutionnalité, elle a tout de même vérifié si le système fédéral de reconnaissance offre suffisamment de garanties contre un traitement discriminatoire contraire à l’article 12 de la CEDH. La Cour observe que ni les critères ni la procédure de reconnaissance par l’autorité fédérale ne sont fixés dans « un texte qui satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, inhérentes à la notion de prééminence du droit qui régit tous les articles de la Convention » (§ 51).

La Cour relève que la distinction d’une religion en Belgique repose sur des critères qui n’ont été identifiés par le ministre de la Justice qu’à l’occasion de questions parlementaires qui lui ont été adressées. Ceux-ci ont été formulés en des termes particulièrement vagues qui n’offrent pas un degré suffisant de sécurité juridique. En outre, la procédure de reconnaissance des cultes n’est régie par aucun texte, qu’il soit législatif ou même réglementaire, de sorte qu’une demande de reconnaissance n’est assortie d’aucune garantie, tant en ce qui concerne l’adoption effective de la décision sur une telle demande que le processus précédant cette décision et le recours qui pourrait, le cas échéant, être introduit ultérieurement contre celle-ci. Un autre problème est l’absence de délais qui régissent la procédure. La Cour a évoqué à cet égard le retard pris dans le traitement des demandes de reconnaissance de l’Union bouddhiste belge et du Forum hindou de Belgique, introduites respectivement en 2006 et 2013.

Enfin, la Cour ajoute que la distinction ne peut intervenir qu’à l’initiative du ministre de la Justice et que, même dans ce cas, elle est subordonnée au pouvoir discrétionnaire du législateur. Elle conclut que :

« Un tel système comporte par nature un risque d’arbitraire et on ne peut raisonnablement attendre des communautés religieuses qu’elles se soumettent à un processus qui ne repose pas sur des garanties minimales d’équité et n’assure pas une appréciation objective de leur demande pour bénéficier de l’exonération fiscale en cause » (§ 54).

La Cour conclut que le système d’obtention de la reconnaissance n’offre pas de garanties suffisantes contre un traitement discriminatoire et, partant, que la différence de traitement à laquelle sont soumis les requérants manque de justification objective et raisonnable.

À ce titre, les juges ont conclu à l’unanimité à la violation de l’article 14, combiné avec l’article 9 et l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

Quelle est la prochaine étape pour la Belgique ?

Ce que l’arrêt actuel a clairement montré, c’est que la procédure de distinction dans sa forme actuelle n’est pas conforme au standard de protection offert par la Convention. Comment la Belgique va-t-elle remettre les pendules à l’heure ? La Cour a jugé que la procédure était si défectueuse qu’on ne pouvait raisonnablement attendre des communautés religieuses qu’elles s’y soumettent. Cela peut être considéré comme un sérieux appel à l’action pour la Belgique. Une fois l’arrêt devenu définitif, le lancement de la procédure d’exécution entraînera, espérons-le, une révision substantielle du système défectueux actuel. Toutefois, cette révision ne sera pas facile, comme le prouvent les diverses tentatives infructueuses qui ont été entreprises ces dernières années pour l’optimiser (voire l’abolir) (une liste de propositions de loi figure dans la note de bas de page 2).

Il semble que pour rectifier la situation actuelle, le pouvoir législatif lui-même devra déterminer les critères précis de distinction. Dans un avis du 26 avril 2011 relatif à l’une des tentatives d’optimisation ratées précitées, le Conseil d’État belge a souligné que « la question est toutefois de savoir si la reconnaissance des religions […] ne relève pas plutôt entièrement de la compétence du législateur, c’est-à-dire sur la base de critères établis par lui ». Il ne semble donc pas que l’arrêt dans sa forme actuelle puisse être exécuté sans passer par cette première étape cruciale. Pourtant, comme l’a déjà déclaré le ministre de la Justice en réponse à l’arrêt, il s’agit d’une question politiquement très sensible. Elle ouvre la porte à un débat plus large sur la répartition de l’aide publique et sur la question de savoir s’il est souhaitable d’avoir une aide publique à la religion. Juste après le jugement, le parti politique du ministre a proposé une réforme qui permettrait aux citoyens de choisir la religion qu’ils souhaitent soutenir. Une telle réforme très approfondie nécessiterait un amendement de la Constitution et n’aura donc pas lieu dans un avenir proche.