19 avril 2021 | Patricia Duval | BitterWinter

Le 9 avril 2021, la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur pour la citoyenneté, Marlène Schiappa, a été interviewée sur France Info. Elle a annoncé un retour en force de la MIVILUDES, la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires qui dépend maintenant du ministère de l’intérieur.

Après une disparition progressive de la Mission au cours de ces dernières années, en particulier depuis 2015 quand la priorité a été donnée à la lutte contre le terrorisme islamiste, Mme Schiappa a maintenant décidé de multiplier son budget par dix pour atteindre un montant annuel d’un million d’euros.

Cette annonce fait suite à la publication d’un rapport par la MIVILUDES en février 2021 et l’adoption d’une nouvelle Circulaire sur la lutte contre les dérives sectaires en mars dernier.

Le rapport de la MIVILUDES de février 2021

Le rapport contient principalement des généralités sur les dérives sectaires, la Mission ayant volontairement choisi de ne pas citer de noms d’individus ou de groupes soit en raison de procédures judiciaires en cours, soit pour éviter d’être accusée de stigmatisation.

Néanmoins, un état des lieux des « nouvelles tendances des dérives sectaires » est joint au rapport. Bien que celui-ci mentionne que 25% seulement des signalements en 2019 sont en lien avec des croyances religieuses, l’état des lieux contient un chapitre sur les « Mouvements religieux », dans lequel les Témoins de Jéhovah sont accusés d’avoir « profité de la crise sanitaire liée au Covid-19 pour faire du prosélytisme abusif auprès de la population, par courriers et courriels. »

Il mentionne également de nouvelles Eglises dites « évangélistes » qui « prônent des valeurs contraires à celles portées par la République française, comme la diabolisation de l’homosexualité ».

Une nouvelle circulaire pour renforcer la répression sur la base de dénonciations

Le 2 mars 2021, la ministre déléguée, Marlène Schiappa, a adopté une nouvelle circulaire adressée à tous les cadres de la police et de la gendarmerie concernant la « politique de lutte contre les dérives sectaires ».

Elle y donne des instructions concernant la détection des “situations à risques”, sur la base des signalements reçus de « personnes en lien avec des personnes sous l’emprise des structures sectaires ou en voie de l’être qui peuvent s’inquiéter et transmettre leurs interrogations : famille, voisins, amis, enseignants ou collègues, professionnels de santé, personnels animant une action sociale, culturelle, sportive ou de loisir, etc. »

Le but de « signaler » quelqu’un est, selon la ministre, de « permettre, si besoin, sa protection et celle de la société ». Elle énonce que « Les règles du secret professionnel ne sont pas forcément incompatibles avec le signalement d’une situation problème identifiée. »

La ministre semble donc considérer que les professionnels peuvent s’affranchir du secret professionnel et procéder à des dénonciations, bien que sa violation soit passible de sanctions pénales.

Selon elle, cette politique basée sur les dénonciations s’inscrit dans la « lutte contre toutes les formes de séparatisme ».

Les dérives sectaires sont donc considérées comme aussi dangereuses que les autres formes de séparatisme, comme l’extrémisme islamiste, que le projet de loi en cours d’examen au Parlement est destiné à combattre.

C’est la raison pour laquelle elle recommande l’application de l’article 212-1 du Code de la sécurité intérieure qui prévoit la dissolution par l’Exécutif des groupes de combat et milices privées.

Cet article a été amendé dans le nouveau projet de loi pour permettre la dissolution de groupes qui incitent à la haine ou la discrimination envers des personnes à raison de leur sexe ou orientation sexuelle. Comme les nouvelles Eglises évangéliques sont accusées d’homophobie par la MIVILUDES, il semblerait que l’application de cet article puisse être envisagée à leur encontre.

Pour une augmentation des poursuites

La Circulaire donne aussi instruction de transmettre systématiquement au Parquet les signalements de « premiers soupçons de pratiques déviantes ».

Elle recommande d’utiliser les fichiers de la MIVILUDES (constitués de dénonciations et d’articles de presse accusateurs) pour « enrichir les rapports transmis aux autorités judiciaires ».

Non seulement cette ingérence de l’Exécutif (MIVILUDES) dans le pouvoir Judiciaire porte atteinte aux droits fondamentaux, crée un déséquilibre entre l’accusation et la défense et porte atteinte au principe de la présomption d’innocence, mais l’instruction de poursuivre les « premiers soupçons » de « pratiques déviantes » pose un sérieux problème, au vu de l’imprécision et de l’arbitraire induit par cette notion.

Une dérive sectaire est définie dans la circulaire comme une activité visant à « porter atteinte à la liberté de pensée, d’opinion ou de religion, qui transgresse l’ordre public, les lois et règlements, les droits fondamentaux, la sécurité ou l’intégrité de la personne ». Ceci constitue en un mot une « emprise ».

Une dérive sectaire se caractérise, selon la MIVILUDES, par la mise en œuvre par un groupe organisé ou un individu isolé, quelle que soit leur nature ou leur activité, de « pressions ou de techniques visant à créer, maintenir ou exploiter un état de sujétion psychologique ou physique en privant les individus d’une partie de leur libre arbitre, avec des conséquences préjudiciables pour eux, leurs proches ou la société ».

Selon cette définition, toute communauté religieuse supposée avoir des croyances “déviantes” peut être accusée d’exercer une emprise et de créer un état de sujétion psychologique. Les nouveaux adeptes sont alors réputés avoir perdu leur libre arbitre quand ils adhèrent à de telles croyances.

La notion de perte du libre arbitre appliquée à des adultes en pleine possession de leurs facultés mentales qui ont choisi des croyances « non politiquement correctes » contredit les fondements mêmes de notre droit civil. Elle équivaut à une invalidation d’un choix librement consenti en matière religieuse ou spirituelle.

Le fait de considérer que les adeptes ont perdu leur libre arbitre conduit également à pouvoir poursuivre les activités de prosélytisme. A cet effet, l’Annexe 2 de la Circulaire liste les critères pouvant justifier un signalement au Parquet, parmi lesquels on trouve : « le prosélytisme: méthode de recrutement des adeptes, temps consacré, ciblage particulier, entrisme; site internet ».

Le prosélytisme des Témoins de Jéhovah peut alors être qualifié d’ « abusif » par la MIVILUDES puisqu’elle considère qu’il constitue de l’ « entrisme » et une « pratique déviante ».

Cette approche constitue une atteinte manifeste à la liberté de religion ou de conviction protégée par les traités relatifs aux droits de l’homme que la France s’est engagée à respecter.

Dans son arrêt de 1995 Kokkinakis c. Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme n’a trouvé aucune violation lorsque les Témoins de Jéhovah ont sollicité leur voisine pour discuter de questions religieuses avec elle car cet acte, selon la Cour, relevait du « témoignage chrétien » et était donc protégé par l’Article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La police des esprits

La MIVILUDES semble vouloir jouer le rôle de police des esprits, en s’arrogeant le pouvoir de distinguer les croyances et pratiques « déviantes » des « non déviantes ».

Olivier Bobineau est sociologue des religions et maître de conférences à l’Institut Catholique et à l’Institut de sciences politiques (Sciences-Po) de Paris. Il a démissionné en 2005 de son poste de conseiller scientifique à la MIVILUDES et a été de janvier 2006 à janvier 2011 collaborateur scientifique du chef du Bureau central des cultes au Ministère de l’intérieur.

Fort de son expérience à la MIVILUDES, M. Bobineau pense que « La MIVILUDES joue le rôle d’une police administrative des esprits, qui recherche des boucs émissaires et stigmatise des groupuscules. » Lors d’une interview donnée le 8 juin 2009, il en a donné l’explication suivante :

« Journaliste : Il y a donc, selon vous, une stigmatisation de certains groupes ou mouvements ?

O. Bobineau : Oui, qui s’inscrit dans la tradition française d’une suspicion du spirituel, de l’opposition entre la liberté de pensée, politique et philosophique, et de la liberté de conscience, spirituelle. Cette dernière est suspecte parce qu’elle a généré des passions religieuses dont la France ne s’est toujours pas bien remise : affrontements extrêmement violents entre catholiques et protestants, opposition entre l’Eglise et l’Etat républicain à la fin du XIXe siècle et au début du XXe… Depuis, la liberté de conscience est suspecte, jugée irrationnelle. Au nom de la liberté de pensée, on veut la contrôler. La MIVILUDES joue le rôle d’une police administrative des esprits, qui recherche des boucs émissaires et stigmatise des groupuscules ».

La MIVILUDES est donc le bras armé de l’Etat pour décider ce qui est déviant ou ce qui ne l’est pas, et assigner l’étiquette « sectaire ». Mais en quoi l’éthique des Eglises qui prônent le mariage traditionnel entre un homme et une femme serait-elle plus « déviante » que les paroles de la ministre Marlène Schiappa, quand elle déclare au sujet de l’interdiction de la polygamie que les « plans à trois » pourront toujours être pratiqués ?

Le dogmatisme imposé par la MIVILUDES constitue en réalité une violation de la liberté de conscience et de croyance.

La renaissance de la MIVILUDES représente un sérieux retour en arrière.

Et la réintégration de Georges Fenech, ancien juge d’instruction et président de la MIVILUDES, qui était connu pour ses descentes coup de poing avec des journalistes dans de petites communautés religieuses inoffensives, en dehors de tout mandat ou procédure judiciaire, n’est pas un bon signal pour les libertés fondamentales dans un pays qui prétend pourtant être le chantre des droits de l’homme.


Patricia Duval est avocate, inscrite au Barreau de Paris. Elle est diplômée en droit public de l’Université de Paris Panthéon-Sorbonne et s’est spécialisée en droit international des droits de l’homme. Elle a défendu les droits des minorités de religion ou de conviction dans les forums nationaux et internationaux, et auprès d’institutions internationales telles que la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’Union européenne, et les Nations Unies. Elle a également publié de nombreux articles universitaires sur la liberté de religion ou de conviction.