29 septembre 2021 | Massimo Introvigne | BitterWinter

La décision judiciaire de Gand a jugé illégal l’enseignement des TJ selon lequel leurs membres (à l’exception des familles vivant sous le même toit), doivent éviter ou mettre à l’écart les personnes excommuniées ou ayant quitté l’organisation. Ce jugement est l’aboutissement d’un processus qui, s’il n’est pas contenu, mettra fin à la liberté religieuse et à la notion même de liberté telle que nous la connaissons.

En substance, les juges de Gand ont affirmé que la liberté individuelle au sein d’une organisation prédomine sur le droit de celle-ci à édicter ses propres règles. De plus, ils ont laissé entendre qu’au sein d’une organisation, un individu doit jouir des mêmes libertés que celles que lui accorde la société.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette décision bouleverse les concepts de liberté communément acceptés par les sociétés démocratiques depuis des siècles.

La question de fond de la philosophie politique en Occident est de savoir pourquoi nous acceptons de renoncer à une part de notre liberté pour intégrer une organisation. Ne serait-il pas mieux de rester libre ?

Cette problématique, loin d’être récente, a été exposée vers 1550 par un jeune français nommé Etienne de la Boétie (1530-1563), alors étudiant en droit, dans un pamphlet souvent mal compris : Le discours de la servitude volontaire. La Boétie considérait qu’accepter de renoncer volontairement à sa liberté en faveur de dirigeants politiques, y compris de tyrans, demeurait un grand mystère. La coercition ne suffit pas à expliquer la soumission. En effet, même le tyran le plus puissant ne pourrait résister au refus d’obéir de ses sujets ou de la majorité d’entre eux. Il en a conclu que ce comportement était probablement inhérent à la nature humaine, et que la rébellion contre les dirigeants n’est pas une solution.

Mort à 32 ans, La Boétie n’a jamais rien publié. Il a légué ses écrits à son grand ami, l’éminent philosophe Michel de Montaigne (1533-1592) qui a décidé de ne pas publier le Discours de la servitude volontaire de crainte qu’il ne soit mal interprété. Édité clandestinement en 1577, la publication de ce pamphlet n’a jamais cessé depuis.

Montaigne avait raison : au fil des siècles, ce petit livre a été mal compris. Des anarchistes, entre autres, y voient un réquisitoire contre toute perte de liberté individuelle au profit d’une structure sociale, que ce soit l’État ou même la famille. Pourtant, une lecture minutieuse du texte révèle que La Boétie distingue deux types de renoncement à la liberté : soit en faveur de tyrans soit en faveur d’une personne de confiance, comme cela se produit dans le cadre d’une école de philosophie ou d’une amitié. Selon la Boétie, la servitude volontaire peut-être bonne ou mauvaise. C’est Platon qui avait d’ailleurs inventé l’expression « servitude volontaire » (ethelodouleia, ἐθελοδουλεία) dans son Symposium, en référence à l’amitié, et lui avait donné un sens positif. Platon appelait ethelodouleia la relation dans laquelle ses disciples s’engageaient avec lui au sein de l’Académie, cédant une part de leur liberté à leur maître.

Le texte de La Boétie fait toujours débat aujourd’hui, notamment en raison de l’interprétation radicale du concept de servitude volontaire faite par le philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) qui a considérablement influencé le courant postmoderniste avec notamment la publication de son livre L’Anti-Œdipe en 1972, écrit en collaboration avec le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). L’un des arguments de ce livre est que toutes les formes de servitude volontaire découlent de la perversion de nos désirs engendrée par un refoulement psychique ancré dans la nature même d’une société patriarcale, bourgeoise et capitaliste.

D’après ce raisonnement, il faudrait donc s’affranchir de toutes formes de servitude volontaire pour libérer nos désirs. Vaste programme, comme disait le Général de Gaulle sur un ton sarcastique. La servitude volontaire, autrement dit la renonciation volontaire à une part de notre liberté, se retrouve partout. Si je me marie, je renonce à la liberté de coucher avec une autre personne. Certes, je peux tromper mon conjoint, mais ce ne sera pas sans conséquence. Si j’adhère à un parti politique, je dois me soumettre à ses règles et je renonce à la liberté de soutenir un parti adverse. Si je veux faire partie d’une équipe de sport professionnelle, je dois me conformer à nombre de règles strictes. Bien avant Deleuze, La Boétie avait pris conscience qu’intégrer une société ou devenir citoyen d’un État suppose renoncer à une part de liberté. De même, appartenir à une religion implique le respect d’un certain nombre de règles, ce qui est également une forme de servitude volontaire.

Le terme « servitude » n’est pas choquant pour un chrétien. Jésus a enseigné dans l’Évangile selon Marc chapitre 10 verset 43 : « Si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur. »

Bien que les interprétations de Deleuze soient aussi nombreuses que ses disciples, ce qu’un universitaire a appelé sa “relation ambiguë” avec la démocratie reste une problématique intéressante. La Boétie avait pris conscience, et Deleuze ne l’a jamais nié, même si les philosophes martèlent l’idée que la servitude volontaire est mauvaise, beaucoup n’en tiendront pas compte. Un nombre significatif d’individus renoncera toujours volontairement à une part de sa liberté en faveur d’institutions telles que le cercle familial, un parti politique ou encore les Témoins de Jéhovah.

Deleuze, dit-on, aurait « anticipé et résisté à une appropriation de sa théorie politique par le léninisme », mais certains de ses disciples ne l’ont pas suivi. Avant son suicide en 1995, le philosophe français se débattait toujours avec la question épineuse de la servitude volontaire : comment empêcher un individu d’entrer dans ce type de relation ou comment l’en sortir. La solution proposée par le léninisme consiste à utiliser l’État qui, par la force, empêche les individus de renoncer à leur liberté. La servitude volontaire n’est pas abolie, mais monopolisée par l’État. Les individus renoncent à la totalité de leur liberté en faveur de l’État, qui en retour les protège de la tentation de renoncer à leur liberté en faveur de quelqu’un d’autre. Pour voir cette solution mise en œuvre, il suffit d’acheter un billet pour la Chine.

Le mode de fonctionnement des démocraties occidentales est différent. Les citoyens sont invités à renoncer en partie à leur liberté en faveur de l’État qui, de son côté, protège le droit de céder volontairement certaines libertés à des institutions et des organisations (cercle familial, associations, ou religions). Il existe une liste de droits fondamentaux qui ne peuvent être abrogés, tels que le respect de la vie et de l’intégrité physique, mais cette liste est restreinte. Les démocraties modernes garantissent par exemple le droit d’une none à mener une vie monacale, ce qui implique une forme de servitude volontaire et le sacrifice d’un grand nombre de libertés.

Les tribunaux des pays démocratiques ont protégé, particulièrement dans la sphère religieuse, le droit d’établir des règles spécifiques dans les limites autorisées. Des conventions internationales ont même ajouté à ce droit des garanties spécifiques. Certains peuvent être en désaccord avec l’Église catholique parce qu’elle n’ordonne pas de femmes prêtres ou qu’elle refuse de bénir des mariages homosexuels. Toutefois, l’Église catholique a le droit d’organiser ses affaires internes comme elle l’entend, ce qui a été confirmé par les tribunaux. Les droits de ceux qui sont en désaccord avec cette religion sont également protégés car ils ont la liberté de ne pas en faire partie, de la quitter ou de créer une autre Église qui ordonnerait des femmes et célèbrerait des mariages homosexuels.

Ce principe de liberté a été maintes fois confirmé par la jurisprudence internationale dans le cas des Témoins de Jéhovah et de leur doctrine d’excommunication et d’exclusion sociale (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et même Belgique avant la décision judiciaire de Gand). La jurisprudence confirme que personne n’est forcé à devenir Témoin de Jéhovah, pas même ceux nés de parents Témoins de Jéhovah. Chacun est libre de quitter l’organisation, et, d’un point de vue légal, rien n’empêche de créer une organisation religieuse rivale. En revanche, si quelqu’un désire devenir Témoin de Jéhovah, il sait à l’avance que certains comportements mènent à l’excommunication, et que cette mesure, tout comme le choix de quitter l’organisation, induit une forme d’exclusion sociale et d’ostracisme. Avant le baptême pour devenir Témoin de Jéhovah, les anciens s’assurent que les règles internes de discipline religieuse sont comprises. Nul ne peut prétendre les ignorer.

C’est là qu’intervient l’approche postmoderniste de la servitude volontaire apparue après Deleuze. Cette théorie selon laquelle il est interdit de sacrifier sa liberté individuelle en faveur d’une organisation religieuse trouve un écho chez ceux qui rejettent la religion et a influencé la décision du tribunal de Gand. Les institutions étatiques, considérées comme une figure paternelle, « savent tout, mieux ». Ce sont elles qui décident en conséquence que l’exclusion sociale d’une personne excommuniée de l’organisation des Témoins de Jéhovah relève d’un délit et non de la négociation, comme c’est le cas habituellement lorsqu’un individu sacrifie une part de sa liberté en intégrant une organisation religieuse.

Les enjeux sont considérables. En France, un groupe de sénateurs a proposé d’amender la loi sur le « séparatisme » actuellement débattue : enseigner que l’apostasie est condamnable serait passible d’une peine de 5 ans de prison. Le débat ne porte pas ici sur l’usage de la violence contre les apostats, passible d’une peine de 7 ans de prison selon cet amendement, mais plutôt sur le discours de mise à l’écart d’un apostat sans incitation à la violence. Soit dit en passant, le canon 1364 du Code de Droit Canonique de l’Église catholique condamne l’apostasie.

Si on suit la même logique postmoderniste, un prêtre ou un responsable religieux commettrait également un délit s’il enseignait qu’une femme peut éviter tout contact avec son mari qui l’a trompée et quittée. La question n’est pas d’analyser le bien-fondé de cette recommandation, mais plutôt de déterminer si elle constitue un délit. C’est un cercle sans fin.

Il s’agit d’une redéfinition sournoise de la liberté, présentée comme une version avant-gardiste du postmodernisme, qui va bien au-delà du cas des Témoins de Jéhovah et de la décision du tribunal de Gand. Nous sommes en réalité en présence du principe totalitaire dépassé selon lequel l’État sait mieux que nous comment faire un bon usage de notre liberté et nous impose d’être libres selon sa propre idéologie.