20 novembre 2022 | HRWF

Le 12 septembre, le Centre des droits de l’homme [1] (CDH) de l’Université de Gand (Belgique) a soumis une tierce intervention (TPI) devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH ou la Cour) dans l’affaire Missaoui et Akhandaf c. Belgique, après avoir été autorisé à intervenir par le président de la troisième section de la Cour.

Dans cette affaire, il est demandé à la Cour si l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps dans une piscine publique d’Anvers constitue une discrimination indirecte fondée sur la religion au sens de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH ou Convention). Dans notre soumission à la Cour, nous soulignons les éléments pertinents du contexte juridique et sociétal belge ainsi que les pistes possibles pour le développement du raisonnement de la Cour, sur la base de l’expertise de notre Centre sur le sujet.

Les faits de l’affaire

Par cette requête, la Cour est invitée à se prononcer sur l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps imposée sur la base du règlement de police de la ville d’Anvers (Belgique). Les requérantes sont deux femmes de confession musulmane qui souhaitaient se baigner dans une piscine de la ville mais se sont vu refuser l’entrée.

Le22 septembre 2017, ils ont d’abord introduit une requête de cessation contre le règlement devant le président du tribunal de première instance d’Anvers. La requête était fondée sur le décret du10 juillet 2008 relatif au cadre de la politique flamande de l’égalité des chances et de traitement et sur la loi du10 mai 2007 visant à lutter contre certaines formes de discrimination. Leur demande a été rejetée par un jugement du18 décembre 2018. Puis, le 23 novembre 2020, la Cour d’appel d’Anvers a rejeté l’appel interjeté par les requérants contre ce jugement. Enfin, le22 avril 2021, un avocat à la Cour de cassation a donné un avis négatif sur les chances d’un recours contre l’arrêt de la Cour d’appel.

A ce titre, les requêtes ont épuisé les voies de recours internes et l’affaire a été soumise à la Cour le22 octobre 2022. Invoquant l’article 14 combiné à l’article 9 de la Convention, les requérants se plaignent d’une discrimination indirecte fondée sur la religion.

Contexte juridique et sociétal

Dans l’intervention de la tierce partie, nous avons d’abord souligné plusieurs éléments pertinents du contexte juridique et sociétal de l’affaire dont la Cour pourrait ne pas avoir connaissance. Il s’agit notamment de la situation concernant l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps dans les piscines en Belgique, du contexte plus large des autres interdictions de signes/dresses religieux en Belgique, du contexte plus large de l’hostilité envers les musulmans dans la société belge, et du traitement des interdictions de signes/dresses religieux dans le droit international des droits de l’homme.

Interdiction des maillots de bain couvrant le corps dans les piscines en Belgique

Tout d’abord, nous avons fait référence à une étude de 2017 du HRC, axée sur la Flandre (la partie nord néerlandophone de la Belgique), qui a révélé que les réglementations concernant le port de maillots de bain couvrant le corps étaient monnaie courante dans les piscines publiques. Parmi les 128 piscines au sujet desquelles des informations ont pu être obtenues, seules 30 ont répondu qu’elles autorisaient ou autoriseraient les maillots de bain couvrant le corps.

Dans les 76 piscines où les burkinis n’étaient pas autorisés, il a été demandé aux personnes interrogées quelle était la raison de ces interdictions. 50 personnes interrogées ont répondu à cette question en citant des raisons telles que l’hygiène (36 mentions), la qualité de l’eau (3 mentions), la sécurité (13 mentions), les mœurs majoritaires favorisant la découverte (7 mentions), le burkini étant offensant (3 mentions) ainsi que les concepts de neutralité, d’intégration, de tradition et d’égalité des sexes (1 mention chacun).

Nous avons également mentionné l’avis de juillet 2017 de l’organisme interfédéral belge pour l’égalité (Unia) sur les maillots de bain couvrant le corps. Cet avis indique qu’une interdiction des maillots de bain couvrant le corps est discriminatoire à l’égard de ceux qui portent de tels maillots pour des raisons religieuses, et qu’elle affecte l’autonomie individuelle et la liberté de religion. Jusqu’à présent, trois « interdictions de burkini » locales ont été contestées devant les tribunaux. Le tribunal de première instance de Gand a estimé dans deux jugements de juillet 2018 qu’une telle interdiction viole l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion.

L’un de ces jugements a été confirmé lorsqu’il a été contesté devant la Cour d’appel de Gand, l’autre n’a jamais été contesté. Cependant, le tribunal de première instance d’Anvers a jugé dans un jugement de décembre 2018 qu’une interdiction implicite du « burkini » dans une piscine publique de la ville d’Anvers ne constituait pas une discrimination indirecte fondée sur la religion. Cette jurisprudence divergente des tribunaux de Gand et d’Anvers confronte les collectivités locales à une incertitude juridique qui sera précisée ci-dessous.

Autres interdictions de signes/dresses religieux et hostilité envers les musulmans dans la société belge

En Belgique, l’interdiction du port du voile se « répand comme une marée noire » dans les différents secteurs de la société : face à toute manifestation du port du voile islamique, l’interdiction est devenue l’option par défaut de la société belge. Ainsi, le port du voile — que ce soit sous la forme d’un foulard ou d’un maillot de bain — est de facto dénormalisé et presque automatiquement problématisé.

L’affaire de l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps est un exemple d’une tendance particulièrement inquiétante où des musulmans portant un hijab se voient refuser l’accès à des services et des installations que d’autres personnes peuvent utiliser sans aucun obstacle. Nous citons des cas où des femmes se sont vu refuser l’accès à un bar à glaces, à la terrasse d’un restaurant, à une salle de sport, à un bowling et maintenant à une piscine publique parce qu’elles portaient des vêtements religieux.

Cette attitude négative semble avoir entraîné une augmentation des agressions physiques et verbales explicites et mesurables à l’encontre des musulmans. Ces crimes haineux sont souvent fortement sexistes. Dans une étude menée par l’Agence des droits fondamentaux de l’UE, sur l’ensemble des répondants musulmans en Europe (10 527), 31 % des femmes musulmanes qui portent au moins parfois des vêtements religieux en public ont déclaré avoir été victimes de harcèlement 12 mois avant l’enquête.

Les processus de prise de décision concernant le « burkini » ont souvent eu lieu au niveau local, avec des acteurs souvent très limités, où les attitudes personnelles peuvent facilement jouer un rôle (comme le montre cette étude). Nous avons donc invité la Cour à être attentive à la manière dont la myriade d’interdictions susmentionnées facilite et légitime le discours islamophobe du grand public.

Interdiction des signes et tenues religieux dans le droit international des droits de l’homme

Nous avons soumis qu’en 2016, lorsque de multiples municipalités françaises ont interdit les maillots de bain couvrant le corps sur leurs plages, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a exprimé son soutien à la décision du Conseil d’État français d’annuler l’interdiction dans l’une de ces municipalités, et a exhorté les autres municipalités à abroger également leurs interdictions, les qualifiant de « violation grave et illégale des libertés fondamentales » et de « hautement discriminatoires ».

En outre, nous avons mentionné le consensus clair entre les organes de traités de l’ONU sur le fait que la pratique des interdictions de tenues religieuses dans les espaces publics, en particulier celles qui touchent les femmes musulmanes, révèle des attitudes problématiques envers les femmes musulmanes en Belgique, et viole le droit de ces femmes à la liberté de religion ainsi que le droit à la non-discrimination. Nous avons également noté que, au niveau mondial, les interdictions de maillots de bain couvrant le corps restent rares. Elles n’existent presque exclusivement que dans trois pays européens — la France, les Pays-Bas et la Belgique — et même dans ces pays, elles ne sont appliquées que sur une base individuelle, par une minorité de piscines et de municipalités.

Raisonnement juridique dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme

Nous soumettons respectueusement que les interdictions (explicites et implicites) des maillots de bain couvrant le corps dans les piscines publiques ne sont pas conformes à l’article 9 de la CEDH, pris isolément et lu conjointement avec l’article 14 de la CEDH. Puisqu’il est clair que les femmes musulmanes portent des maillots de bain couvrant le corps pour des raisons religieuses, il ne fait aucun doute que la question relève de l’article 9 de la CEDH. Compte tenu de la portée limitée de notre intervention, nous nous sommes particulièrement concentrés sur le contexte d’incertitude juridique qui entoure les interdictions de port de maillots de bain couvrant le corps, ce qui a une incidence sur le test de légalité au titre de l’article 9 de la CEDH, et sur la nature discriminatoire de ces interdictions.

Nous avons indiqué que la Cour a jugé à de multiples reprises que seule une norme énoncée avec suffisamment de précision pour permettre à une personne de réglementer sa conduite peut être considérée comme une « loi ». Dans le contexte qui nous occupe, les dispositions vagues ne sont pas rares et — comme le démontre également la présente affaire — leur interprétation ou leur application à un cas concret est souvent laissée à la personne travaillant au guichet. Nous avons discuté du fait que, si les personnes travaillant au sein de la piscine ont des doutes sur la manière dont certaines règles doivent être appliquées, une personne visitant la piscine sera a fortiori incapable de réglementer sa conduite.

Tout d’abord, nous avons soutenu qu’une politique générale peut constituer un cas de discrimination indirecte si elle entraîne des « effets préjudiciables disproportionnés » discriminant un groupe, malgré sa formulation apparemment neutre. Certains règlements de piscines mentionnent explicitement l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps, voire des « burkini », tandis que les règlements relatifs au code vestimentaire dans d’autres piscines contiennent uniquement un code vestimentaire formulé de manière plus générale, duquel on déduit ensuite l’interdiction des maillots de bain couvrant le corps. Dans la présente demande, c’est ce dernier cas qui se présente.

Par conséquent, si les femmes musulmanes ne se voient pas refuser l’accès aux piscines en raison de leur religion en tant que telle, le règlement relatif aux piscines institue une différence de traitement en raison de l’effet préjudiciable qu’il leur inflige. Nous soulignons ici que les femmes musulmanes (qui portent des maillots de bain couvrant le corps) constituent un groupe vulnérable, car elles apparaissent clairement aujourd’hui comme un groupe minoritaire qui souffre « d’une stigmatisation et d’une exclusion généralisées ». Nous soutenons que la jurisprudence sur les groupes vulnérables devrait donc s’appliquer et que des « raisons très sérieuses » devraient être exigées pour justifier un cas prima facie de discrimination dans l’exercice de la liberté de religion.

Nous avons examiné les objectifs invoqués par les communes selon l’étude susmentionnée réalisée par Unia et estimons qu’aucun d’entre eux ne peut être qualifié de raison suffisamment importante pour justifier une interdiction générale (implicite) des maillots de bain couvrant le corps dans les piscines.

Tout d’abord, nous avons déclaré que, malgré leur légitimité, ni les préoccupations en matière d’hygiène, ni les préoccupations relatives à la prétendue complexité de la vérification de l’utilisation correcte ne constituent des raisons suffisamment importantes à cet égard.

Ensuite, nous avons indiqué que, compte tenu de l’absence actuelle de toute preuve concrète à cet égard, l’argument relatif à la protection de la sécurité reste purement hypothétique et ne constitue donc pas une raison (suffisamment lourde) susceptible de justifier une interdiction des maillots de bain couvrant le corps.

Nous avons rappelé à la Cour que, dans le contexte plus large de la neutralité des services publics, elle ne considérait généralement pas que le comportement des usagers constituait une menace potentielle pour la neutralité de l’État. Comme certaines piscines ont invoqué le fait que les maillots de bain couvrant le corps pouvaient être considérés comme offensants par les autres nageurs pour se justifier, nous avons rappelé que la Cour a déjà indiqué que le port du burkini est un instrument qui favorise l’intégration des femmes musulmanes. Nous estimons donc que l’argument du « vivre ensemble » ne peut être légitimement invoqué pour justifier une interdiction générale des maillots de bain couvrant le corps.

Par conséquent, nous demandons respectueusement à la Cour de ne pas accepter (comme dans la jurisprudence précédente) l’objectif d’égalité des sexes lorsqu’il n’est pas accompagné de preuves concrètes de l’oppression alléguée des femmes, et de permettre aux femmes de réglementer leur propre apparence dans la piscine.

Nous pensons que la présente affaire offre à la Cour une occasion parfaite de s’engager dans l’intersectionnalité, qui est de plus en plus reconnue comme une dimension nécessaire pour les organes supranationaux des droits de l’homme. La situation des femmes musulmanes qui préfèrent porter des maillots de bain couvrant le corps dans un pays comme la Belgique illustre la pertinence de l’analyse de l’intersectionnalité. Leur genre, leur religion et leur race interagissent d’une manière qui les place dans une position unique et les soumet à une variété de vulnérabilités à tous les niveaux de la société. En tant que telles, les analyses juridiques qui limitent artificiellement leurs cas à l’aspect religieux ignorent par conséquent la manière dont les « interdictions de burkini » ont un impact sur les femmes musulmanes, non seulement en raison de leur religion, mais aussi de son intersection spécifique avec leur genre et leur race.

L’intégralité de l’intervention de la tierce partie peut être consultée sur le site web du Centre des droits de l’homme.


[1] Pour le Centre des droits de l’homme, l’équipe académique était composée du Dr Pieter Cannoot, du Dr Sarah Ganty, du Dr Cathérine Van de Graaf, de Tobias Mortier et de Sarah Schoentjes.