17 mars 2023 | Dounia Bouzar | vigie-laicite.fr
On nous présente l’uniforme scolaire comme « la solution » pour combattre la tendance de jeunes filles de plus en plus nombreuses à investir des habits de référence musulmane couvrant l’entièreté des corps : jilbab ou abaya. Cet uniforme républicain gommerait les différences des élèves pour les unir. Mais est-ce la bonne stratégie éducative d’uniformiser « républicainement » les corps des élèves dans le contexte sociétal actuel, quand justement les discours musulmans qui prônent le jilbab ou l’abaya attirent les jeunes parce qu’en interdisant toute altérité et pluralisme, ils les plongent dans une vision du monde dichotomique, avec le bien d’un côté et le mal de l’autre, qui les rassure psychiquement ?
Un accès au pluralisme plus angoissant
Le monde actuel de la jeunesse se distingue pourtant par plusieurs mutations qui peuvent rendre l’accès au pluralisme de plus en plus complexe et angoissant :
- L’envahissement du monde numérique dans la vie quotidienne, qui place les adolescents dans une sorte de boulimie informationnelle et relationnelle dans l’instantané, avec l’imposition de ce que l’on peut appeler « une identité de masse », qui vient standardiser et parasiter leurs processus identitaires déjà bien compliqués ;
- Le contexte mouvant de la société : les repères évoluent. Contrairement à jadis, les jeunes d’aujourd’hui ne se définissent plus au travers d’appartenances traditionnelles de père en fils et de mère en fille, mais aspirent à se définir librement… Les réponses aux questions de « Qu’est-ce qu’un homme ? », « Qu’est-ce qu’une femme ? », « Qu’est-ce qu’une famille ? », mais aussi « Qu’est-ce que réussir sa vie ? », évoluent, ce qui octroie de nouvelles libertés tout en étant sources de grandes complexités.
- Le contexte de mondialisation, au sein duquel les religions et les cultures ne se transmettent plus de façon uniforme, permet à chacun de faire son propre « marché culturo-religieux ». Les individus bricolent des nouvelles formes de croyances et de visions du monde : il n’y plus de transmission par des autorités traditionnelles reconnues. D’un côté, le clan ne définit plus à la place des individus des dogmes religieux inamovibles et des schémas culturels ancestraux. De l’autre, comme chacun est autonome dans sa pensée, la multiplicité de choix peut là encore angoisser les jeunes en pleine construction identitaire.
Des discours séparatistes rassurants contre l’incertitude
D’après les recherches de Doosje et al.1, l’incertitude personnelle est l’un des trois principaux déterminants d’un système de croyance radical, ainsi que l’injustice et la menace intergroupe perçues. Cette conclusion est basée sur la théorie de l’incertitude de Hogg2 : plus les individus sont incertains de leur environnement, plus ils sont susceptibles de s’identifier massivement aux groupes, et plus les propriétés du groupe forment une unité où les individus semblent interchangeables, plus ce groupe réduit efficacement l’incertitude. « L’expérience clinique montre que le rapport à l’idéologie et/ou au groupe extrémiste remplit des fonctions psychiques en répondant à des besoins ressentis consciemment ou inconsciemment par le jeune »3. Des jeunes filles – notamment issues de familles non-musulmanes – se mettent à investir un vêtement couvrant après avoir visionné quelques vidéos sur Tik-tok, justement parce que ce dernier leur permet de faire l’économie du travail psychique de leur construction identitaire, en leur faisant miroiter une identité fantasmée et mythique de « groupe authentique ».
Il faut lire le remplacement du foulard (hijab traditionnel cachant les cheveux) par le jilbab ou l’abaya (long voile cachant tout le corps) à l’aulne de cet objectif d’homogénéité des corps, qui permet à l’identité du groupe de supplanter les identités individuelles. Les prédicateurs qui se prétendent « salafistes » (relevant de la Salafiya, les premiers compagnons du Prophète) pour imposer leur lecture wahhabite sectaire contemporaine, proposent une vision du monde binaire composée de prêts à penser et de recettes toutes faites, qui apaisent les psychismes anxieux de nos adolescents puisque tout est dorénavant blanc ou noir, sans nuance. Autant le hijab n’a pas pour fonction de dépersonnaliser celle qui le porte (puisque le Coran parle du port du voile pour « se faire reconnaître et respecter », dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle où les femmes – notamment celles du Prophète et des premiers musulmans – non identifiées, se faisaient régulièrement violenter), autant le jilbab et l’abaya effacent purement et simplement les contours identitaires des jeunes filles, rendant impossible leurs distinctions, pour peu qu’elles rajoutent un masque du Covid… Autrement dit, le vêtement couvrant est rassurant, dans la mesure où le sentiment d’être « les mêmes » est exacerbé.
L’interdiction de l’altérité et du pluralisme
Il s’agit de se ressembler pour se rassembler, et d’accentuer le sentiment d’être « le même », afin de susciter un sentiment de fusion au sein du nouveau groupe d’appartenance présenté comme « véridiquement musulman ». Contrairement au foulard, le jilbab et l’abaya ont comme fonction de séparer le dedans du dehors, le vrai du faux, les « musulmans véridiques » des « musulmans égarés » et « des mécréants ». Autrement dit, ce vêtement « barrière » donne l’illusion à l’adolescente de se protéger « des autres », présentés comme un danger. « Cette vision dichotomique rassure l’individu car elle simplifie la complexité de la réalité et le protège de l’ambivalence et de l’altérité à l’intérieur de lui-même. »4 En effet, l’expérience clinique nous permet de faire l’hypothèse que les adolescentes qui investissent ce vêtement recherchent inconsciemment son « effet anti-anxiolytique », rejetant sur la scène de la réalité extérieure toutes les questions angoissantes que le passage de l’âge enfantin à l’âge adulte vient multiplier. Le jilbab ou l’abaya rassurent d’autant mieux qu’ils permettent de hiérarchiser leur rapport à l’autre en s’auto-attribuant et en attribuant à autrui une place sans que puissent exister de compromis ou d’ambiguïté.
Point de surprise puisque les recherches prouvent que plus les propriétés d’un groupe forment une unité où les membres semblent interchangeables, plus ce groupe réduit efficacement l’incertitude, et donc l’anxiété5. La différence entre le hijab – simple foulard traditionnel – et le jilbab – importé du wahhabisme en laissant le visage découvert-, n’est pas qu’une simple question de centimètres carrés. C’est la question du « sujet pensant » qui est en question. L’identité individuelle est subordonnée à l’identité collective du nouveau groupe d’appartenance. Les discours séparatistes présentent deux aspects qui rassurent les individus : l’aspect collectif fusionnel en lui-même, mais aussi la place et le rôle définis de manière rigide pour chacun au sein de ce groupe, selon un code précis. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve cet aspect d’interchangeabilité dans toutes les idéologies extrémistes, qui exigent toujours que leurs membres détruisent leurs effets personnels, abandonnent leurs caractéristiques identitaires pour arborer une apparence identique. A cette fin, Daesh allait jusqu’à teindre les cheveux des enfants en noir afin d’accentuer leurs similitudes et leur faire oublier leurs histoires familiales6. Toute singularité de l’individu est broyée au profit du groupe. Nombreux sont les témoignages des « salafistes » ou des « djihadistes », notamment ceux des femmes, qui insistent sur la difficulté de redevenir un individu à part entière7.
Conclusion
Doit-on rappeler à ceux qui veulent remplacer un uniforme par un autre que la question de la construction de l’individu, du « je », s’opère dans une dialectique psychique entre construction du corps et capacité à le subjectiver ? Et que cette subjectivité ne peut s’élaborer qu’en prenant conscience que l’on est distinct de l’autre ? C’est le conflit psychique généré par la confrontation du sujet à un environnement pluriel qui permet l’apprentissage de la relation et nourrit le processus cognitif. Pour réfléchir à des stratégies éducatives d’émancipation des discours de type binaire et réintroduire la complexité de la pensée, ne faut-il pas prendre en compte la façon dont le discours prônant le jilbab ou abaya a fait sens pour « faire autorité », sur chaque jeune ? Pour un travail psychique auprès des jeunes qui sont perméables à un tel discours, il est essentiel d’être sensible à la manière dont l’idéologie mortifère est utilisée comme moyen d’évitement de la douleur psychique et de traitement des angoisses (Baranger, 1954, 1959, cité par Kaës, 2012a). La posture éducative devrait avoir comme finalité de leur proposer d’autres moyens ef
Notes :
- Doosje B, Loseman A, Van Den Bos K. Determinants of radicalization of Islamic youth in the Netherlands: personal uncertainty, perceived injustice, and perceived group threat. J Soc Issues, 2013, 69:586–604.
- Hogg MA, Meehan C, Farquharson J. The solace of radicalism: self-uncertainty and group identification in the face of threat. J Exp Soc Psychol 2010, 46, 1061– 1066.
- Elsa Chamboredon, Thèse de doctorat en psychologie clinique sous la direction de Philippe Robert, « Les dynamiques familiales dans l’engagement fanatique islamiste », Novembre 2022.
- Elsa Chamboredon, Ibid.
- Hogg MA, Meehan C, Farquharson J, Ibid.
- BOUZAR D & VALSAN S. L’endoctrinement des enfants de DAESH, Comparaison avec d’autres idéologies totalitaires, Cahiers de la Sécurité et de la Justice, 2019, 46, 121-133.
- BOUZAR D. Stages of the radicalization and deradicalization process. Practicies Project, Objective H2020-SEC-06-FCT-2016 Research and Innovation Action (RIA) Partnership against violent radicalization in cities, Project Number: 740072, 2018.
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