16 mars 2023 | Philippe Portier | vigie-laicite.fr

Jusqu’au début des années 2000, le Front national se défie du régime de laïcité : ses cadres, issus souvent du traditionalisme catholique, saisissent la loi de 1905, qui en constitue la clé de voûte, comme un produit de la philosophie des Lumières avec lequel il ne saurait être question de se réconcilier. Le programme du Front national de 2001, Pour un avenir français, qui constitue la matrice de la plateforme présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002, en porte témoignage : il se propose, sans d’ailleurs en dire beaucoup plus, de reconstruire le dispositif de régulation de la religion en affirmant la primauté des « traditions chrétiennes ». C’est après le vote de la loi portant interdiction du port des signes religieux à l’école publique en 2004 que le mot laïcité s’installe dans le lexique de la « droite nationale ». Son occurrence dans les discours de Jean-Marie Le Pen, comme à Reims en septembre 2006, et, au même moment, dans les textes de sa fille Marine, notamment dans son ouvrage A Contre-flots, procède, dans un contexte marqué par la marginalisation des traditionalistes au sein du parti, d’une stratégie de respectabilisation : il s’agit alors, pour le mouvement, d’entrer dans le cercle de la légitimité républicaine.

Plus affirmée sans doute chez Marine Le Pen que chez Jean-Marie, cette ouverture sémantique ne s’inscrit nullement toutefois dans le schéma libéral élaboré par les Pères fondateurs de la Troisième République. Ceux-ci, de Ferry à Briand, ont pensé le système de laïcité sous l’espèce d’un dispositif protecteur de la liberté de conscience : placé sous la gouverne d’un État neutre, séparé donc de la norme religieuse, celui-ci devait permettre à chacun de pouvoir exprimer librement ses croyances et ses convictions dans tous les espaces de l’existence, y compris dans la sphère étatique (sauf pour les agents du service public dans l’exercice de leur mission). La laïcité promue par le Front national, puis, à partir de 2018, par le Rassemblement national s’analyse bien davantage comme un système de contrôle des croyances : on la repense de telle manière qu’elle interdise leur expression publique. Ce ne sont pas les croyances chrétiennes qu’on entend invisibiliser puisqu’elles sont, dit-on, historiquement liées à l’identité française, mais les croyances allogènes, tout spécialement quand elles relèvent de l’islam. Au principe de ce modèle, on trouve, en rupture avec la conception élective du « vivre ensemble », une conception substantialiste de la nation1.

La proposition sur le port de l’uniforme à l’école adressée en septembre 2022 par les 88 députés du Rassemblement national au bureau de l’Assemblée traduit bien cette intention homogénéisatrice. Son promoteur est un député du Loir-et-Cher, Roger Chudeau, élu en juin 2022. Né en 1949, celui-ci a fait carrière dans la haute fonction publique : titulaire d’une agrégation d’allemand, il accède dans les années 1990, au grade d’inspecteur d’Académie, avant de devenir, au milieu de la décennie suivante, inspecteur général de l’Éducation nationale. Politiquement, il est un transfuge de la droite classique. La plus grande partie de sa trajectoire militante s’est déroulée dans les rangs gaullistes, comme membre du Rassemblement pour la République dès 1988, puis de l’Union pour une Majoritaire Populaire à partir de sa création en 2002. Son engagement politique le conduit à exercer des fonctions de conseiller dans des cabinets ministériels pendant plusieurs années, dans celui du centriste Gilles de Robien, ministre de l’Éducation de Dominique de Villepin en 2005-2006, puis, de 2007 à 2012, dans celui du Premier ministre François Fillon, qu’il accompagnera lors de sa campagne présidentielle de 2017. Il fait partie de ces hauts-fonctionnaires qui, déçus de la droite ordinaire, rejoignent, au sein du groupe des Horaces, le mouvement de Marine Le Pen, dont il rédige, pour la présidentielle de 2022, le projet éducatif. Son installation au Palais-Bourbon en juin 2022 le voit prolonger ses intérêts antérieurs. Depuis l’été dernier, il a déposé au Parlement quatre propositions de loi, dont trois visaient, selon son expression, à « renforcer l’application du principe de laïcité » dans le secteur de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, la quatrième s’assignant de proscrire l’écriture inclusive dans les publications scolaires et dans les divers actes de la vie publique.

On voudrait évoquer ici le parcours parlementaire de la deuxième d’entre elles. Déposée au bureau de l’assemblée le 20 septembre 2022, celle-ci comporte un article unique, dont le vote aboutirait à compléter ainsi l’article 111-2 du Code de l’Éducation : « Le port d’une tenue uniforme aux couleurs de l’établissement scolaire est obligatoire durant le temps scolaire pour les élèves des écoles et collèges publics. Cette tenue, par sa neutralité, vise à abolir dans l’établissement les distinctions sociales ou culturelles à caractère vestimentaire. » De l’intitulé2, des motifs et du dispositif du texte présenté par le député du Rassemblement national, s’extraient trois éléments. Il détermine une règle : les élèves devront porter la même tenue vestimentaire dans leurs établissements d’appartenance (qui en détermineront librement les caractéristiques). Il circonscrit un espace : ne seront astreints à cette réglementation nouvelle que les écoles – ce qui inclut, au départ de la discussion, les maternelles – et les collèges publics. Les lycées d’État n’y seront pas soumis, ni, à aucun niveau, les établissements privés, même sous contrat. La proposition indique enfin un objectif : il s’agit, selon un motif récurrent dans le débat politique depuis le début des années 2000, de rendre les établissements scolaires à leur « neutralité » en invisibilisant les singularités, non point seulement des agents du service public, mais aussi de ses usagers.

Cette proposition s’inscrit dans le cadre d’un débat récurrent au cours de la période récente. Depuis les années 2000, bien des acteurs politiques se sont en effet prononcés en faveur d’une standardisation de l’habillement scolaire. Ce fut le cas par exemple dès septembre 2003 de Xavier Darcos, alors ministre délégué à l’enseignement scolaire, qui expliquait dans Le Parisien que l’uniforme pourrait « limiter les risques de désintégration sociale ». Récemment, en septembre 2021, son successeur au ministère de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer – qui avait contribué, alors qu’il était recteur de l’Académie de Créteil, à instaurer une tenue uniforme dans l’internat d’excellence de Sourdun créé en 2009 – a énoncé la même idée sur C8 en affirmant qu’un habillement commun permettrait de « lutter contre un certain nombre de phénomènes », notamment contre « la concurrence à l’achat de biens de consommation très chers entre les enfants ». La revendication a touché son acmé en novembre 2022, lorsqu’Aurélien Pradié, député LR, a déclaré sur LCI vouloir imposer la même tenue vestimentaire aux élèves « jusqu’à l’université », « pour deux objectifs : un objectif de laïcité impératif et un objectif social ». L’arène parlementaire a fait écho à la sphère médiatique, en accueillant plusieurs propositions de loi. De 2015 à 2022, on en compte sept à l’Assemblée nationale, deux au Sénat. Certaines d’entre elles réservent l’uniforme aux seuls écoles et collèges, d’autres le veulent obligatoire également dans les lycées. Les textes sont venus très majoritairement des parlementaires Les Républicains, associés parfois aux centristes. Une proposition est venue de la gauche, du Parti radical dont les leaders se montrent souvent attachés une laïcité offensive. La législature qui s’est ouverte en juin 2022 a donné lieu à l’Assemblée à trois propositions de même nature, en dehors de celle du Rassemblement national : la première a été le fait d’Eric Ciotti, la deuxième d’Emmanuelle Ménard, proche idéologiquement du mouvement d’Eric Zemmour, la troisième, qui n’a pas été déposée finalement, de sept députés du groupe Renaissance, eux-mêmes soutenus par plusieurs ministres, telles que, semble-t-il, Carole Grandjean, la ministre déléguée à l’Enseignement et la Formation professionnels, et Sarah El Haïry et Sonia Backès, respectivement secrétaire d’État à la Jeunesse et secrétaire d’État à la Citoyenneté3. Au cours de la même période, le Sénat en a enregistré deux.

Cet afflux de textes marque une rupture dans l’histoire de la France moderne. Roger Chudeau le reconnaît du reste : « En France, le port de l’uniforme n’a jamais constitué une obligation nationale. Le port d’une tenue uniforme à l’école ne peut donc être envisagé comme le « rétablissement » d’un usage ancien ». On relève certes, dans le passé, quelques propositions visant à homogénéiser le vestiaire républicain, comme celle du montagnard Louis-Michel Lepeltier sous la Révolution : « Les enfants, lit-on dans son plan d’éducation de décembre 1792, recevront également et uniformément, chacun suivant son âge, une nourriture saine, mais frugale, un habillement commode, mais grossier ». Jamais cependant la France n’a imposé, en la matière, une règlementation générale, appliquée partout de la même manière. On ne connaît guère que des expériences régulées localement, même du reste dans les lycées du XIXe siècle, ou, aujourd’hui, dans les écoles et collèges de certaines collectivités ultramarines, comme en Martinique. Quant à l’usage de la blouse, s’il s’est imposé parfois, mais pas toujours, jusqu’aux années 1950, dans les écoles communales, c’était afin de préserver les vêtements des élèves de la craie et de l’encre, et non point, comme le disent les tenants de l’uniforme, afin de « réarmer la République ».

Comment justifier alors cette mesure novatrice ? Roger Chudeau l’explique dans le rapport qu’il présente le 14 décembre 2022 devant la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation, chargée de l’examen de sa proposition. Il évoque deux raisons essentielles, elles-mêmes liées à « l’évolution du climat scolaire et des besoins des élèves ». D’abord, estime-t-il, l’uniforme contribuerait à atténuer, dans l’espace scolaire du moins, les inégalités sociales. Roger Chudeau s’arrête en particulier, comme le faisait Jean-Michel Blanquer, sur les vêtements de marque. Ceux qui ne peuvent se les offrir en éprouvent un sentiment de déclassement, souvent avivé par les réflexions discriminantes de leurs condisciples. Des animosités et parfois des violences en résultent, qui attentent à la paix scolaire et nuisent à la réussite des élèves. Mais l’uniforme permettrait surtout d’abolir les clivages culturels. Ce point est essentiel dans l’argumentaire du rapporteur. Il reviendra d’ailleurs tout au long du débat, en commission puis en séance publique. La loi de 2004 portant interdiction du port des signes religieux ostensibles dans les écoles d’État a montré toutes ses limites : elle n’a pas empêché les « islamistes » de développer des stratégies d’entrisme, comme on l’a vu récemment avec les abayas. La mesure qu’il préconise ferait obstacle à ce mouvement : « Les tentatives répétées d’imposer dans les établissements publics des tenues à caractère religieux ou ethnique seront rendues vaines par l’adoption d’une tenue uniforme pour tous les élèves. » Cette réflexion, ajoute-t-il, n’est pas purement théorique : elle trouve à se justifier de l’expérience très probante menée à la Martinique, où, pour faire face à la délitescence du tissu social, près du tiers des établissements ont établi la tenue commune. Ce dispositif serait nouveau. Il n’est pas en rupture cependant avec la tradition républicaine, dont la logique, qui peut ex tempore s’appliquer différentiellement, est bien celle, fondamentalement, de l’arrachement aux attaches infranationales : « En France, déclare le parlementaire, l’institution scolaire s’est construite sur l’affirmation de l’égalité entre les élèves devant l’éducation – et, plus généralement, devant la République. Les enfants confiés à l’école républicaine revêtent en son sein le statut d’élève, derrière lequel toutes les caractéristiques individuelles de chacun – qu’elles soient d’ordre social, culturel ou religieux – ont vocation à s’effacer. »

Les débats au sein de la commission, en date également du 14 décembre, signalent un front qui sépare deux camps. D’un côté, l’union des droites, dont les porte-parole, Julien Odoul pour le RN, Maxime Minot pour LR, déclarent, dans un bel ensemble, qu’ils voteront en faveur du texte. Leurs arguments sont semblables. Tous deux reprennent les motifs de la proposition Chudeau. Ils insistent certes sur la nécessité d’oblitérer les différences sociales. Le Rassemblement national se montre très attentif à ce point qui le fait entrer, selon une topique de la délibération parlementaire, en interlocution avec les attentes « gaucho-lepénistes » (Pascal Perrineau) de son propre électorat. Ils signalent aussi l’urgence d’en finir avec l’offensive fondamentaliste. Maxime Minot évoque les « atteintes à la laïcité » répertoriées par le ministère de l’Éducation : « Au mois d’octobre 2022, nous répertoriions 720 atteintes. Ces déviances pourraient être évitées en partie grâce au port d’une tenue uniforme. » Julien Odoul, pour le Rassemblement national, est plus explicite encore : « Un flou législatif ainsi qu’une certaine passivité des pouvoirs publics subsistent dans notre pays, dont certains profitent pour introduire des tenues religieuses jugées confuses, mais clairement islamistes, à l’école. L’instauration d’une tenue uniforme dans nos écoles et nos collèges enverrait un message clair : le fondamentalisme islamique n’a pas sa place dans l’école de la République. »

Cet appel à la neutralisation de l’espace scolaire, qui cible les élèves de confession musulmane, fait l’objet d’une reprise théorique de la part du rapporteur. Celui-ci, dans la ligne de son rapport écrit mais avec plus de fermeté, s’emploie à relier l’interdiction qu’il propose à la conception républicaine de l’école. De son point de vue, la laïcité suppose de se soustraire à ses appartenances préalables. L’abstention religieuse s’applique donc, certes, au corps enseignant ; elle vaut aussi, si l’on suit les Pères fondateurs de la Troisième République, aux usagers du service public : « Depuis Jules Ferry, l’école a précisément pour objectif de gommer l’influence de la famille et de l’Église. Relisez les lois scolaires, relisez Aristide Briand, rapporteur de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, affirmant que la République se construit contre l’Église ! Comme l’a expliqué Jules Ferry, l’école publique avait pour but de soustraire les enfants, et notamment les jeunes filles, de l’influence de la famille, elle-même étant supposée être sous l’influence de l’Église. Ce sont des faits historiques, pas une interprétation. » Comme le montre la lettre aux instituteurs de Jules Ferry de novembre 1883 qui insistait quant à lui sur la libre « conscience de l’enfant » et l’autorité du « père de famille », cette lecture est outrée : elle méconnaît le fait que la législation républicaine s’est édifiée, y compris dans l’espace scolaire, sur le principe de tolérance religieuse.

La gauche, pour sa part, entend faire obstacle à l’adoption du texte du Rassemblement national : toutes ses composantes, de LFI au Parti socialiste, déclarent voter contre son adoption. Cette opposition, qui croise celle des syndicats d’enseignants qui considèrent, selon l’expression de la FSU, que « la mesure n’est vraiment pas la priorité », relève certes d’une stratégie globale de délégitimation du parti de Marine Le Pen : on sait que, considérant qu’il est en dehors du cercle républicain – et même « fascisant », selon l’expression de la députée écologiste Sandrine Rousseau -, jamais les groupes qui la constituent ne votent en faveur de ses motions. Mais le texte en question donne lieu à un argumentaire plus précis. D’abord, la proposition lepéniste remet en cause le principe d’égalité. En imposant aux élèves le port d’un uniforme, le texte du Rassemblement national alourdit les charges pesant sur les familles populaires, d’autant qu’il ne prévoit pour le financer – ce qui le distingue, précisons-le, des propositions d’Eric Ciotti et d’Emmanuelle Ménard – aucune aide publique.  Mais le rejet s’exprime aussi au nom du principe de liberté. Comme à son habitude, expliquent les députés de gauche, le Rassemblement national entend restreindre la sphère d’autonomie des individus : sa proposition vise à faire de l’école un lieu d’unification contrainte, un espace en somme de domination. Elle est d’autant plus inacceptable qu’elle vise en fait, en dissimulant mal ses obsessions ethnicistes, la seule partie musulmane de la population. D’ailleurs, elle exclut de son champ d’application les établissements privés, et donc catholiques, d’enseignement, dont l’extrême-droite entend, sans le dire4, préserver l’autonomie absolue de fonctionnement tout en continuant à les financer sur fonds publics.

Nous avons pu montrer, dans un autre texte de La Vigie de la Laïcité, que, lors de l’élection présidentielle de 2022, les leaders de la gauche n’approchaient pas la question laïque semblablement : Jean-Luc Mélenchon militait plutôt pour une laïcité séparatiste ; Yannick Jadot pour un modèle volontiers recognitif, Anne Hidalgo pour une laïcité assez sécuritaire5. Ces clivages ne transparaissent pas ici, sans doute parce que les opposants au projet du RN n’entrent pas dans le détail de leurs propositions positives. Aucun d’eux même ne revient sur la loi de 2004 concernant le port des signes religieux à l’école publique. La gauche veut faire valoir son unité : toutes tendances confondues, ses parlementaires se retrouvent pour considérer que la laïcité doit se comprendre, non point comme un procédé exclusionnaire, mais comme un dispositif d’agencement de l’irréductible pluralité de nos sociétés. C’est ce que note l’un des représentants du Parti socialiste, Inaki Echaniz : « L’école constitue à ce titre un lieu privilégié pour apprendre à respecter l’autre dans sa différence, à accueillir la pluralité, à maintenir des rapports égalitaires et à rejeter toute forme d’exclusion. » S’il faut régler la question de l’islamisme, c’est autrement que par des politiques liberticides : en finançant davantage les politiques de la ville et de l’école.

Entre les deux blocs, la majorité macronienne, de Renaissance à Horizons en passant par le Modem, cultive une position d’« entre-deux ». Comme la gauche, elle entend refuser la proposition du Rassemblement national. Ce n’est pas toutefois au nom des mêmes arguments. A l’instar de Brigitte Macron qui, dans une interview de janvier 2023 au Parisien, avait défendu l’idée d’une tenue commune, pourvu qu’elle soit « simple et pas tristoune », elle admet que l’uniforme puisse être utile dans certains cas, lorsque sont mises en cause les valeurs de la République. C’est à condition cependant, comme le souhaitait par ailleurs le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye (qui s’est ainsi distancié, à mots couverts, de certaines de ses collègues du gouvernement citées plus haut et peut-être de la Première Dame), que son port ne soit pas imposé d’en haut. Son adoption ne doit dépendre, selon la pratique antillaise, que des seules autorités des écoles, collèges et lycées. Il semble bien que cette position de retrait ait été celle aussi de la Première ministre, Elisabeth Borne, qui se montre très réservée sur l’évolution de la législation en la matière.

Refusée en commission par la NUPES et le bloc macronien – ce qu’un député du Rassemblement national a appelé « l’alliance des libéraux et des libertaires » -, la proposition de Roger Chudeau est discutée en séance publique le 13 janvier 2023 durant deux petites heures. Le débat sur les amendements qui réclament son rejet fait apparaitre exactement les mêmes arguments que ceux déjà présentés, avec une distribution partisane identique : la droite, au nom de l’unité nationale, souhaite imposer l’obligation de l’uniforme ; la gauche, en excipant de la nécessité de respecter la « singularité des élèves », milite en faveur de la liberté vestimentaire ; le bloc macronien, tout en affirmant, tel le ministre des relations avec le Parlement Franck Riester lors de la séance, que l’on doit se montrer « intransigeant sur la défense des valeurs de la République », tient que les réglementations en matière d’habillement ne peuvent être que locales, ce qui débouche sur un appel à voter contre la proposition Chudeau. Les parlementaires auraient pu s’interroger sur la constitutionnalité de cette mesure privative de liberté, en testant sa nécessité, son adéquation à la situation, sa proportionnalité par rapport au dommage qu’elle entraîne. C’est un point qu’ils n’ont pas abordé.

Finalement, sur 196 votants, 91 ont voté contre les amendements – rassemblés en un seul texte – visant à refuser l’adoption du texte du Rassemblement national, 105 y ont adhéré. Ce rejet n’a toutefois pas fait tomber la cause. Probablement resurgira-t-elle au Sénat dans les mois qui viennent à la faveur de l’examen de la proposition déposée, au nom du groupe Les Républicains, par Bruno Retailleau, avec des dispositifs très proches de ceux du projet Chudeau.

Ce débat pourra sembler bien secondaire. Il n’a d’ailleurs pas provoqué, en dehors de l’Assemblée, une réception publique très intense. Les feux médiatiques se sont fixés bien davantage, au cours de cette dernière période, sur le dossier des retraites. Il est cependant significatif d’une évolution de la perception de la question laïque en France.

– Il reflète une évolution de l’opinion publique. Les discours politiques sur l’islam, les enquêtes de plusieurs chercheurs, comme celles de Bernard Rougier ou Florence Bergeaud-Blackler, ou de journalistes comme celles d’Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué, mais aussi et peut-être surtout le choc des attentats ont provoqué un raidissement de la population en la matière, surtout dans les générations les moins jeunes : si le Rassemblement national produit ce type de proposition, c’est parce que, si l’on en croit les sondages, il se sent soutenu par plus de 60% des Français… dès lors, il est vrai, que la mesure ne touche pas leurs propres enfants6.

– Il témoigne ensuite d’une re-sémantisation du langage républicain. Dans son rapport de 2003, Pour une nouvelle laïcité, remis au Premier ministre, François Baroin en appelait à une translation de l’idée laïque : elle était de gauche ; il fallait que la droite se l’approprie. C’est bien ce que à quoi aboutit la proposition Chudeau : le parti même qui se présentait dans les années 1980-1990 au nom de la France chrétienne se veut désormais, en usant d’un lexique quasi robespierriste, le meilleur défenseur de la République laïque.

– Il indique surtout une transformation de la norme laïque. Certes la proposition du Rassemblement national a échoué, quoique d’assez peu. Il reste qu’elle s’inscrit dans le sillage d’une série de textes, qui, mis bout à bout, ont reconstruit le schéma hérité de la Troisième République. Depuis la loi de 2004 jusqu’à celle de 2021 « confortant le respect des principes de la République », c’est – malgré certaines résistances partisanes, comme celles évoquées plus haut, parfois à géométrie variable – la même logique qui l’emporte, fondée sur un usage toujours sécuritaire, souvent identitaire, de la laïcité.


Notes :

  1. Sur l’articulation laïcité-christianisme dans le discours du Rassemblement national, nous nous permettons de renvoyer à Philippe Portier, « L’usage du référent chrétien dans le débat politique français contemporain. Essai de typologie », Studies in Religion/Sciences religieuses, 2023, à paraître.
  2. La proposition de loi est présentée sous cet intitulé : « proposition de loi visant à instituer dans les écoles et collèges publics le port d’une tenue uniforme aux couleurs de l’établissement scolaire ».
  3. Le groupe Renaissance, devant la division de ses troupes, a décidé de créer un groupe de travail afin de discuter de la pertinence d’une telle proposition. Ce groupe doit remettre ses conclusions fin mars.
  4. Roger Chudeau considère que s’il faut appliquer la règle de l’uniforme aux seules écoles publiques, c’est parce qu’elles sont la « pointe du service public ».
  5. « La question de la laïcité dans les programmes des candidats à l’élection présidentielle. Permanence du clivage droite/gauche », La Vigie de la Laïcité, Newsletter, avril 2022.
  6. Certaines municipalités comme celles de Provins ou Béziers ont incité les écoles primaires de leur ressort à adopter le port de l’uniforme scolaire. Elles se sont heurtées à l’indifférence ou à l’hostilité des familles.